La nuit je vole

 

« S’imaginer, de temps à autre, que nous vivons loin des choses d’ici bas, et que notre existence est faite d’une suite d’aventures » Jean Mermoz.

 

            Né à Lesquin, mon enfance a été bercée par l’aviation. Déjà le 1 rue Sadi Carnot où je poussai mon premier cri était une rue qui avait été réquisitionnée par les Allemands pour l’hébergement de ses pilotes. Joseph Priller, l’as aux 101 victoires, y avait sa villa à 400 mètres de notre domicile familial. Petit, j’entendais parler les anciens du village qui rapportaient moult anecdotes sur les « Boches » et le terrain d’aviation. Entre le survol des petits coucous et le vrombissement des gros porteurs qui atterrissaient ou décollaient des pistes, souvent je pointai mon nez vers le ciel bleu ou gris, en rêvant.

Pour mes neuf ans, mon papa m’avait offert un magnifique avion bimoteur rouge et blanc, un « Rallye ». C’était un avion à friction en tôle peinte de la marque Joustra, un modèle commercialisé en 1960, l’année de ma naissance. Souvent je volais aux commandes de mon joujou m’imaginant aux prises avec les éléments et devant atterrir dans des conditions extrêmement périlleuses sur le dessus du buffet de la salle à manger avant de gagner le hangar protecteur du dessous de la commode.

            Au jouet Joustra succéda le modélisme avec les maquettes d’avions Airfix et Heller à l’échelle 1/72ème. Vint alors l’heure des combats aériens entre des biplans de la Première Guerre mondiale, des  Hurricane et des Junker 88 de la Seconde, avec des Fouga magister et autres Mirage III, avions à réaction des années 70, le tout mélangé bien sûr dans une magnifique uchronie car l’imagination d’un enfant s’affranchit aussi facilement de l’échelle du temps que de celle de l’espace. Occasionnellement, je prenais mon vélo pour gagner les abords du terrain d’aviation et pédaler à toute allure sur les anciennes voies de roulement qui menaient aux ruines des hangars allemands. À la force de mes mollets, je m’imaginais prendre tellement de vitesse que j’allais décoller.

À la maison, il y avait un tableau qui m’impressionnait. Il s’agissait d’une lithographie sous verre dans un cadre de bois accrochée dans la descente de la cave et qui finira plus tard dans le grenier. Il représentait un homme, en pardessus avec chemise et cravate, ses cheveux foncés brossés en arrière m’avaient fait croire, petit, qu’il s’agissait du portrait de mon père. Il s’agissait en réalité du portrait de Jean Mermoz, un pilote que mon père né en 1914 admirait fortement. Ce tableau ornait le mur de sa chambre quand il était jeune mais il n’était visiblement pas du goût de ma mère. Mon père né en 1914 le vénérait comme un héros de son temps, disant de ce chevalier Bayard de l’Aéropostale qu’il était « beau de partout ». De fait, Joseph Kessel, dont je dévorai la biographie qu’il lui consacra, baptisa ce « charmant, charmeur » du qualificatif d’« archange » de l’aéropostale et il restera pour toujours avec Saint-Exupéry ou Guillaumet, une figure de légende internationale de l’histoire aérienne. Lui qui débuta dans la vie comme manœuvre, balayeur dans un garage, veilleur de nuit, puis mécano, couchant là où il pouvait, il devint par la force de la passion pour le ciel, un héros de la conquête du désert, de la montagne et de l’océan. Comme Jack London, je découvris en lui un héros excentrique au sang chaud, un aventurier amoureux des plaisirs de la vie, un généreux total, un guerrier de la fête. Aujourd’hui ce vieux portrait dont j’ai fort heureusement hérité, trône dans mon salon, au-dessus du piano, et continue, chaque fois que je le regarde, à m’inspirer les valeurs de l’audace, du courage et de la passion pour le ciel.

Cette passion pour l’aéronautique n’allait jamais me quitter, m’obligeant à consacrer trois ouvrages et deux films documentaires sur le sujet. Mais ce n’est que le jour de mes 40 ans, que je franchis la porte de l’Aéroclub de l’Ardèche pour prendre mes premières leçons de pilotage. Enfin, j’allais voler en tenant, pour de vrai, des commandes de vol ! Situé au cœur de l’Ardèche méridionale, entre les rivières Ardèche et Labeaume, l’aérodrome de Labeaume-Ruoms était romantique à souhait. Avec sa piste gazonnée, ses vieux hangars plus ou moins rouillés, son petit tarmac de béton fissuré devant un sympathique club-house attenant au bureau de contrôle. C’était un petit mais merveilleux terrain d’aviation que n’aurait pas désavoué Richard Bach, l’écrivain pilote, père de Jonathan Livingston le Goéland et du Messie récalcitrant. Deux livres très aériens qui avaient marqué mon adolescence comme Terre des hommes ou Vol de nuit de Saint-Exupéry. 

Bien que courte, la piste était idéalement orientée pour être facilement repérée lors des atterrissages. Au sud, elle pointait vers le majestueux Rocher de Sampzon, à l’est, elle était bordée par l’Ardèche et à l’ouest par la rivière Labeaume. Après chaque leçon de vol, pendant une ou deux heures, j’avais encore l’impression d’avoir des papillons dans la poitrine et quelques perles de cristal aux coins des yeux. Voler, c’est prendre de l’altitude et tutoyer les cieux, voir comme notre terre est belle, magnifiquement belle, vu d’en haut. Voler, c’est surfer de temps à autre sur une mer de nuages ou croiser de gigantesques colonnes de cumulonimbus. Voler, c’est parfois assister à un grandiose coucher, ou lever, de soleil. Voler, c’est réaliser pleinement que par temps gris et pluvieux, le soleil brille toujours au-dessus des nuages. En définitive voler, c’est méditer. Oui, car voler, c’est prendre de la distance avec le monde d’en bas, avec le quotidien de nos soucis, la médiocrité de certains rapports humains. Voler, c’est méditer car c’est prendre de la hauteur de vue avec notre petit moi.

Je m’étais attaqué à l’obtention du Brevet de base de pilote qui comportait un examen théorique et une épreuve pratique un peu comme pour le permis voiture. Le brevet de base ne permettait pas de traverser l’Atlantique mais juste de voler seul dans un rayon de 30 kilomètres autour de l’aérodrome de rattachement et sur l’avion qui avait servi à ma formation. Cela me suffisait pour me procurer les sensations méditatives que je recherchais. J’avais un peu volé sur trois appareils, un PA 18 Piper cub, véritable 2CV du ciel dont j’appréciais la simplicité des commandes et le dépouillement du tableau de bord, un Jodel D140 et un Cessna 172 à ailes hautes. Mais l’avion de formation sur lequel j’effectuais mes heures d’apprentissage était un MS80 « Rallye » blanc et rouge ! Clin d’œil du destin qui ne s’inventait pas, j’avais l’impression d’apprendre à piloter sur l’avion fétiche de mon enfance que m’avait offert mon regretté papa trente années plus tôt !

J’étais arrivé à l’étape du lâcher et des vols solos supervisés par l’instructeur depuis le sol par radio. Ce siècle n’avait alors qu’un an lorsque deux types de considérations allaient se conjuguer pour marquer un coup d’arrêt à mon apprentissage aéronautique. Le premier était d’ordre conjugal et financier. J’étais célibataire lorsque je m’étais inscrit à Ruoms mais au bout d’un an, je m’étais remis en couple avec une Suissesse qui n’appréciait pas du tout que je « gaspille mon argent pour m’envoyer en l’air ». Et il est vrai que pour passer le brevet, il fallait compter environ 25 heures de vol à raison d’une bonne centaine d’euros la demi-heure de pilotage, la dépense devenait somptuaire pour un petit prof ardéchois qui croulait déjà sous les pensions alimentaires. Sans compter qu’une fois le brevet obtenu, pour le garder valide, il fallait justifier d’une dizaine d’heures de vol annuellement. La facture devenait lourde.

Mais c’est surtout un deuxième ordre de considérations qui allait emporter la décision. Lorsqu’elle était étudiante aux États-Unis, ma nouvelle compagne avait été traumatisée par des accidents aériens impliquant des avions de tourisme sur un aérodrome voisin de son domicile sis à Boulder dans le Colorado. Elle en avait conservé une phobie des accidents aériens surtout ceux impliquant des monomoteurs de tourisme, qu’elle considérait comme cent fois plus mortels que leurs équivalents routiers. J’avais beau essayer d’argumenter avec des statistiques nationales, elle avait le don de me couper les ailes. « Tu tombes en panne en voiture sur une route d’Ardèche, tu te gares sur le bas-côté. Il t’arrive la même chose avec ton coucou au dessus des gorges de l’Ardèche, tu meurs ! » Plus que la véhémence de son argumentation, ce sont trois accidents qui touchèrent mon secteur de pilotage qui m’amenèrent à reconsidérer la question.

Le premier impliquait mon médecin traitant de Joyeuse. Malgré une centaine d’heures de vol, il commit une erreur fatale. Il voulut faire un atterrissage court en bout de piste sauf qu’il n’était pas aux commandes d’un Piper cub mais d’un Cessna pour lequel il fallait plus de longueur. Ayant réalisé son erreur, il relança les gaz mais trop tard et l’appareil alla s’enrouler lamentablement autour d’un arbre. Mon médecin s’en sortit avec quelques égratignures mais l’oiseau blanc était bon pour la casse avec la perte sèche d’un appareil pour le club dont l’assurance ne couvrait pas ce type de dommage. Par la suite, ce fut le neveu de mon chef pilote qui connut la tragédie. Il avait appris à voler à Ruoms et il s’entraînait maintenant à Alès pour passer la qualification voltige aérienne. Au cours d’un entraînement, il eut probablement le voile noir et perdit connaissance, son appareil s’écrasa au sol. Plus tard, un autre drame aérien allait frapper durement la petite communauté aéronautique de l’Ardèche. Le jeune fils d’une collègue institutrice de Joyeuse prenait une leçon de pilotage avec Gustave Soubeyrand, fondateur de l’aéro-club d’Aubenas-Lanas lorsque le moteur de l’appareil se mit en plein vol à dégager de la fumée. Il s’agissait d’un Robin DR 400 à structure en bois. Le feu gagna très rapidement l’habitacle et transforma l’appareil en une torche qui s’écrasa sur la commune de Saint-Sernin. Il n’y eut hélas aucun survivant et bien que le chef-pilote totalisait plus de 20 000 heures de vol, il ne put rien faire face à un tel problème mécanique dont l’issue ne pouvait être que fatale.

Suite à tout cela, je me résignais à écouter ma compagne et je renonçais définitivement à voler. J’allais devenir comme ces passionnés de foot qui ne tapent jamais dans le ballon. À l’occasion, je me retrouvais bien aux côtés d’un copain pilote à Lille qui me laissait toucher les commandes de son appareil mais le sentiment intense du vol en solo caractérisé par un corps-à-corps avec l’espace, le relief, les éléments et la maîtrise d’une machine volante, tout cela s’était définitivement envolé.

Définitivement ?… Pas vraiment, non, car j’allais par bonheur faire une rencontre déterminante huit ans plus tard à l’école primaire des Vans. Lors d’un remplacement en classe de CE2 je fis la connaissance de Bruno, un AVS ou Assistant de Vie Scolaire pour élève en situation de handicap, qui s’occupait d’un enfant marqué par une forte dyslexie. À l’époque, je cherchais à modéliser en informatique le terrain d’aviation de Lille-Lesquin afin de créer une animation 3D qui puisse montrer l’évolution de cette plate-forme aéroportuaire depuis 1917 à nos jours. En échangeant avec lui sur le midi, je découvre qu’il est passionné lui aussi d’aéronautique et qu’il pratique assidûment depuis une dizaine d’années, un domaine qui m’était totalement étranger, le vol virtuel sur son PC avec Flight Simulator. Ayant connaissance de mon projet, il m’enregistra sur un dvd une captation vidéo d’un atterrissage de son Cessna virtuel sur l’aéroport de Lille. Je découvris, médusé, le réalisme des bâtiments que je connaissais par cœur, reconstitués à l’écran en 3D. J’appris alors qu’il faisait partie d’une communauté assez nombreuse de passionnés qui se retrouvent en réseau pour effectuer des missions de vol ultra réalistes entre Montélimar et Colmar, Marseille et Toulouse, pour relier Orly à Papeete ou Roissy à New-York aux commandes d’un jet ou d’un A 320. Tout était réuni en matière de réalisme, que ce soit pour les commandes de vol, l’aspect des aéroports et des zones survolées, les conditions météorologiques voire les contraintes du trafic aérien. Il faut dire que le fabriquant du logiciel était l’avionneur américain Lockheed Martin, qui avait offert au public un extraordinaire joujou initialement conçu pour la formation de ses pilotes.

À partir de cette rencontre, j’ai senti que mes ailes mermoziennes se remettaient à pousser. OUI, j’allais de nouveau voler ! Mais cette fois sans risque pour mes proches et ma famille et sans risque non plus pour mon compte bancaire car la demi-heure de vol tombait au coût dérisoire de la seule consommation électrique. Certes, il me fallut au départ casser un peu ma tirelire, car je dus tout de même investir un bras dans l’affaire. Acquérir un – très – gros PC de gamer, acheter le logiciel de vol avec toutes les extensions de paysages et d’aérodromes correspondant à la zone d’Europe que je souhaitais « survoler ». Enfin et non des moindres, acquérir le casque de réalité virtuelle le plus pro du moment, donc le plus cher, afin de complètement m’immerger dans mes missions aériennes. Je me mis à fréquenter des forums de passionnés par le vol numérique qui créaient des avions virtuels et recréaient de petits aérodromes locaux. Et c’est ainsi que j’ai pu retrouver mon aérodrome fétiche de Ruoms. Désormais aux commandes du PA 18 ou de mon Rallye, je prenais les airs et retrouvais un environnement familier. Avec ses hangars, son club-house et sa station essence, le concepteur avait poussé le réalisme jusqu’à mettre des personnages sur la terrasse du club qui nous faisaient coucou de la main lorsqu’on décollait. La première fois où je pris mon envol, j’eus la divine surprise de voir sur le parking de l’aérodrome, parmi les quatre véhicules stationnés, MA voiture, une exacte réplique de mon véhicule Citroen C4 Picasso avec sa couleur grise métallisée (l’immatriculation en moins tout de même) ! Coïncidence, hasard ou nouveau clin d’œil du destin. « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito » aurait dit Einstein. Je ne sais s’il existe un dieu pour les pilotes en herbe comme pour les chevronnés mais il me plaît de voir et d’interpréter des signes comme d’autres s’amusent à interpréter des cartes.

La troisième caractéristique du pilotage virtuel et la plus importante à mes yeux, c’est qu’il m’ouvrait la voie à des aventures aériennes que jamais la vraie vie ne m’aurait permis de vivre. Oui, j’ai bien écrit « vivre », car ressentir c’est vivre. Ressentir le désir, le stress, l’angoisse, la peur, la joie, tout cela s’apparente bien au vécu surtout lorsqu’on en est à la fois l’acteur et le spectateur d’une situation reliée à la passion. Et ce, d’autant que la magie du numérique et de la réalité virtuelle réussit à berner totalement les perceptions de notre cerveau. Descendre dans les gorges de l’Ardèche en survolant les flots à trois mètres puis franchir l’arche du Pont d’Arc ! Renouveler l’exploit sur les Champs-Élysées en passant sous l’Arc de Triomphe comme le fit Charles Godefroy le 8 août 1919 avec son Newport. Décoller depuis Annecy aux commandes très rudimentaires d’un biplan Bréguet 14, comme celui que pilotait Guillaumet, puis traverser les Alpes lors d’une tempête de neige pour survoler le Mont Blanc à son exacte verticale. De là gagner la Suisse pour survoler de nuit le Lac Léman et se poser sans casser du bois à Genève. Survoler l’Atlantique sud aux commandes d’un trimoteur Couzinet 70 « Arc-en-Ciel » strictement identique à celui qu’utilisa Jean Mermoz quand il relia Le Bourget à Buenos Aires le 12 janvier 1933. Découvrir l’habitacle, le tableau de bord et les commandes d’un Lockheed P38 « Lightning »  et survoler Marseille, son port et la grande bleue comme le fit Saint-Exupéry en juillet 1944. Décoller depuis Lille-Lesquin aux commandes d’un jet, survoler Lille pour gagner Dunkerque, traverser la manche, saluer au passage son trafic maritime, survoler les falaises blanches du Kent jusqu’à l’estuaire de la Tamise. Remonter celle-ci jusqu’à Londres et réaliser visuellement l’immensité de cette agglomération urbaine qui fait dix fois la surface de Paris. Aussi virtuelles qu’elles puissent paraître, toutes ces expériences se sont pleinement intégrées à mon vécu.

« Je me suis libéré des emprises de la terre, pour danser dans le ciel (…) Et alors que mon esprit silencieux s’élevait, au travers du sanctuaire inviolé de l’Espace … j’ai sorti une main… et caressé le visage de Dieu » écrivit le poète et pilote de Spitfire John Gillespie Magee, tué en mission en 1944, la même année que l’auteur du Petit Prince.

En conclusion de ce chapitre qui clôturera le présent ouvrage, je dois confesser qu’il existe tout de même un petit défaut à la navigation aérienne virtuelle. Comme elle est difficilement compatible avec une vie professionnelle et familiale bien remplie, beaucoup de pilotes virtuels volent la nuit, comme autrefois Saint-Exupéry, ce qui réduit immanquablement la durée du sommeil dit réparateur. Mais croyez-le ou pas, ces vols de nuit sont pour moi très réparateurs. Et parfois, à travers les vitres du cockpit, si je ne caresse pas le visage de Dieu, je croise le sourire de Saint-Ex, le regard de Mermoz et l’amour de mon Papa.

Rêves que tout cela ? Je répondrai que le rêve est une réalité et que notre réalité pourrait très bien n’être qu’un rêve. Et que nous soyons dans une réalité rêvée ou dans un  rêve réalisé, l’amour est toujours la force qui nous permet d’y déployer nos ailes.

 

Bon vol à tous les amoureux du ciel et à tous les amoureux de la vie.

 

          

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