Le fantôme de Coucouron

Je ne crois pas aux fantômes, pas plus aux esprits frappeurs qu’aux maisons hantées. Mais je dois bien reconnaître qu’après mon expérience de Coucouron, un doute insidieux et déconcertant s’était installé en moi. Fantôme ou fantasme, allez savoir ?

J’étais alors instituteur titulaire remplaçant, un métier que j’aimais parce qu’il me permettait d’exercer ma passion pour l’enseignement, sans connaître la routine et tout en voyant du “pays”. Certes, il fallait beaucoup de souplesse pour faire le grand écart entre les petites sections de maternelle et les classes d’enseignement spécialisé en collège. Mais j’avais signé pour cette carrière-là et je ne l’avais jamais regretté. Voyageant effectivement par monts et vallées ardéchois, je rencontrais parfois des personnalités “hautes en couleur” dans des écoles petites ou grandes, faisant tantôt office de surveillant de passage, parfois de Samu ou de pompier dans des classes en difficulté, ou  encore de VRP de la pédagogie quand il le fallait.

Lorsqu’un froid matin de décembre, la secrétaire de l’inspection d’Aubenas m’appela pour me donner ma nouvelle affectation, deux jours en cycle 3 à Coucouron, je me suis demandé s’il n’y avait pas eu une erreur de l’administration. De mon domicile de Joyeuse à Coucouron, la neige aidant, je devais mettre plus de trois heures pour l’aller. Pas question de faire deux fois le trajet dans la journée. Mission de service public oblige, il fallait me résoudre à dormir sur place. Au téléphone, le directeur m’avait rassuré, certes il y avait bien de la neige sur le plateau mais le chasse-neige était passé. L’école était bien chauffée, équipée d’un réfrigérateur et d’un four à micro-ondes « qui fonctionnaient ». Suprême argument, l’école disposait d’un logement de fonction vacant qui pouvait accueillir mon lit de camp. « Prévoyez vos chaussons » avait-il ajouté. À mon arrivée, j’eus l’impression de pénétrer dans un chalet suisse. L’école était sur deux niveaux, les classes se situaient à l’étage, la salle de motricité et la cantine au rez-de-chaussée. En voyant toutes les chaussures, bottines et après-ski alignés au pied de l’escalier, je compris mieux la nécessité des chaussons pour aller en classe et ménager le travail de l’employée de mairie. Pour la première fois de ma carrière, j’allais travailler en pantoufles ! Étonnante sensation.

La classe terminée, les consignes étaient simples. M’assurer que portes et fenêtres étaient closes, la nuit venue. Ne pas toucher au réglage du chauffage. Bien éteindre toutes les lumières. Enfin et surtout, je devais veiller à bien remettre le drap blanc de protection sur la photocopieuse une fois celle-ci utilisée. Le bureau du directeur était en réfection et du plafond en mauvais état se décollaient des flocons de plâtre qui pouvaient perturber le bon fonctionnement de la machine. Attenant à l’école, le logement de fonction dit vacant était en fait plutôt insalubre et occupé par une kyrielle de pots de peinture, cartons divers, vieux ordinateurs et autres archives poussiéreuses entassées çà et là depuis des années. Je décidai donc d’installer mon lit de camp dans la salle qui faisait office de dortoir en maternelle. Située en périphérie du village, l’école était isolée des autres habitations.

Le soir tombé, toute trace de vie scolaire ayant disparu, je décidais de faire un petit tour dans les salles, histoire de m’assurer de la bonne fermeture des portes extérieures, on ne sait jamais, et de l’extinction des lumières autres que celles de ma classe. Un silence lugubre s’était installé dans cette grande bâtisse complètement déserte et plongée dans une obscurité que contrariait à peine la lueur verte blafarde des enseignes lumineuses au-dessus de quelques portes indiquant : « Issue de secours ». Imagination alliée à ma peur archaïque du noir ? Bien que seul au monde dans cet univers nocturne, j’avais la désagréable impression d’être sans cesse observé dans la pénombre… Aucun son ne parvenait de l’extérieur où la neige s’était remise à tomber à gros flocons. Après un frugal repas, je m’étais attablé à un bureau d’écolier dans ma classe, pour pianoter sur l’écritoire de mon ordinateur portable. Je travaillais alors un essai sur la vie de Jules Verne, une de mes idoles.

Vers les 21 heures, je fus dérangé par ce qui m’apparut être des coups plus ou moins réguliers dans les murs, la charpente ou le plancher, je ne sus trop dire. Je décidai de suspendre mon travail sur le portable et de prendre le texte d’une pièce de théâtre que j’apprenais alors : Vous avez dit Boissel. Je me mis à déclamer à haute voix mes répliques tout en faisant les cent pas dans la salle de motricité voisine… Au bout d’une dizaine de minutes, je m’arrêtai net. J’étais certain d’avoir entendu en écho à ma voix le rire répété d’un enfant. Je parcourus à nouveau les locaux de l’école, espérant croiser un chat enfermé par mégarde dont les miaulements m’auraient perturbé. Rien. Personne. En arrivant devant le bureau du directeur, je réalisais que la lumière était allumée. « Je suis certain de l’avoir éteinte !» pensais-je. Plus troublant, je découvris sur place que la fenêtre était entrouverte et que le drap blanc de la photocopieuse traînait sur le sol. Je remis tout en place, éteignis les lumières et retournai à mon ordinateur, préférant dialoguer en silence avec Jules Verne que déclamer à haute voix les propos de Boissel.

Était-ce dû à l’isolement ? Au vent qui faisait délicatement claquer des rafales de neige contre les vitres des fenêtres sans volets de l’école ? Aux claquements étranges du circuit des radiateurs ? Toujours est-il que je me suis mis à penser au film Shining avec le personnage de l’écrivain incarné par Jack Nicholson qui devenait fou… Fou, j’avais le sentiment de le devenir. Était-ce mon imagination qui m’avait fait entendre ces étranges rires d’enfants ? Était-ce moi qui avais laissé allumée par mégarde la lumière du bureau ? Oublié de fermer une fenêtre dont le vent avait fait tomber le drap ? Je sursautai. À l’extérieur, la lumière venait de s’allumer dans la cour. Qui donc avait enclenché le commutateur ? Suis-je bête, sûrement un chien, ou un chat, aura-t-il déclenché le détecteur de présence ! me dis-je pour me rassurer sans pour autant oser aller vérifier sur place mon hypothèse. Traversé par un bâillement de fatigue, je décidai sans plus tarder d’aller retrouver mon lit de camp. Et c’est vers les deux heures du matin que je fus réveillé en sursaut par un claquement répété et violent. Cela semblait venir à nouveau du bureau du directeur. Ne pouvant supporter ce bruit plus longtemps, je me rendis énervé dans ce fameux local. C’était la fenêtre, grande ouverte, qui battait au vent. La lumière était bien sûr allumée et le drap traînait par terre. Je remis tout en ordre et me souvins avoir hurlé de rage dans le couloir : « Maintenant, ça suffit !! ». Le reste de ma nuit fut tourmenté par des rêves étranges où se mêlaient paysannerie, guerres de religions et autres chouanneries.

– Alors Pierre-Antoine, bien dormi ?

– Ça va, ça va…, maugréais-je à l’employée de mairie qui venait de bon matin effectuer son service de ménage avant d’ouvrir l’accueil garderie. Je buvais mon café dans la cantine et n’avais pas envie de causer sur ce que je considérais comme un mauvais rêve.

– Dites, la prochaine fois, pensez bien à éteindre la lumière du bureau avant d’aller vous coucher.

– Pardon ?!!

– Oui, elle était allumée, ce matin. En plus, vous avez oublié de fermer la fenêtre et de remettre le drap sur la photocopieuse.

Que répondre ? Je pris le parti de me taire.

Une autre école m’attendait le lendemain, ailleurs…

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