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Le chapeau du diable
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Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? interrogeait Lamartine. Plusieurs expériences personnelles m’en ont donné confirmation, dont l’expérience singulière que je vais relater.
À la faveur d’un stage d’une semaine sur le « troisième œil » avec le médium Robin G dans un gîte collectif à Rocles près de Largentière, j’avais découvert et expérimenté une forme de psychométrie très étonnante qu’il appelait la « technique du pendule corporel » ou encore « scannage énergétique par Biochamps ». À la frontière de la kinésiologie, de la bioénergie et de la radiesthésie, bref d’un domaine paranormal que les rationalistes qualifieront de délire pas très normal, j’avais découvert et exploré l’univers de mes ressentis et mouvements de la main gauche lorsque ma main droite effleurait un objet ou traversait un lieu dont je voulais capter les informations. J’avais aussi et surtout appris à laisser venir des flashs dans mon esprit, sans porter de jugement et surtout sans me mettre à enfourcher le cheval fou de mon imagination débridée. Des flashs visuels me parvenaient, mais aussi parfois des sons et, plus troublant occasionnellement, « des voix ». Oui, rassurons tout de suite le lecteur, je connais l’histoire des voix de Jeanne d’Arc et je sais qu’il existe des troubles psychiques qui conduisent à l’internement psychiatrique. Tout va bien, soyez rassuré, je reste un être rationnel de base, qui essaye d’utiliser au mieux la faculté de son intelligence. On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter, disait Kant. Pour le paraphraser, je dirais qu’on mesure l’intelligence d’un individu à son degré d’ouverture et de curiosité pour des phénomènes qui dépassent notre entendement parce que la science ne sait pas encore l’expliquer.
Plus jeune, je m’étais amusé comme beaucoup d’adolescents, à faire bouger des verres ou faire tourner des tables dans la recherche d’une communication avec un hypothétique au-delà. Mis à part quelques troublantes expériences avec des proches disparus de ma famille, la pauvreté des échanges en mode « oui-non » et l’extrême lenteur d’une communication laborieuse qui s’apparentait plutôt à du télégraphe de Chappe mal huilé avaient fini par me décevoir et me détourner de la chose.
Avec Robin, j’avais l’impression de renouer un peu avec ces pratiques, mais là c’était une partie de mon corps, le côté gauche, qui répondait à des questions que mon esprit soulevait en utilisant ma main droite. Ma main gauche répondait – ou pas – à des questions précises que mon esprit posait ou mon corps me transmettait des ressentis par rapport à des lieux, des objets, des situations ou des personnes. Et j’avoue que j’ai eu l’immense chance de vivre une semaine d’expériences comme je n’en avais jamais vécu jusqu’alors dans ma vie. Je découvris qu’il existait dans la nature et dans certains lieux des portes énergétiques ou vortex. Dans la forêt du Tanargue, au sommet montagneux de la tour de Brison, dans l’église du XIIème siècle de Prunet ou encore dans le cimetière de Joannas, j’appris à écouter la mémoire des lieux, à faire parler des objets et à entendre un souffle de l’invisible.
L’expérience que je vais rapporter ne se déroula pas en Ardèche mais en Normandie, non loin de Caen, dans la ferme d’un ami que nous appellerons Pascal. Issu d’une grande famille bourgeoise, Pascal était un riche agent immobilier qui pouvait se permettre maintes folies en raison de l’importance de ses revenus mensuels. L’une de ses passions était l’aéronautique, il était pilote à l’aéroclub de Carpiquet et possédait son propre appareil, un Cessna 172 « Skyhawk » qu’il revendit en 2019 pour s’acheter un somptueux biplan Waco des années 30. Cette passion de l’aéronautique nous avait réunis à l’origine. Mais c’est une seconde passion qui va nous amener au récit authentique qui va suivre.
Pascal était un collectionneur compulsif, voire fou furieux pour tout ce qui touchait la Seconde Guerre mondiale, un conflit que ses parents avaient côtoyé de très près. La soixantaine bien mûrissante, il avait recueilli en un demi-siècle de chine, de troc et d’achats parfois au prix fort, une collection ahurissante de véhicules, d’armes, de tenues et d’objets divers qu’il conservait bien secrètement dans deux corps de bâtiments de son imposante ferme normande. Un ensemble qui aurait fait pâlir de jalousie le musée des Invalides et le mémorial de Caen réunis.
On découvrait au rez-de-chaussée des deux bâtiments des véhicules, tous en parfait état de fonctionnement. Une Jeep, un Dodge, un camion GMC aux couleurs de l’armée américaine, un side-car BMW aux couleurs de l’Afrika Korps, un véhicule « Kubelwagen » de commandement, un autre amphibie « Schwimmwagen », deux canons antichars aptes au tir, un français et un allemand, des caisses de munitions, vides quand même, de nombreux filets de camouflage et même une cellule d’avion, un Messerschmitt BF 108 qui avait perdu ses ailes mais pas sa croix gammée sur son empennage. Ce fut la présence des canons non démilitarisé qui m’interpella. N’était-ce pas illégal ?
– Oh, soupira Pascal, quand tu verras l’armurerie que j’ai là-haut, qu’est-ce que tu diras ? Disons que ce n’est pas interdit d’en avoir mais c’est interdit de l’utiliser et surtout c’est interdit de se faire prendre… Son clin d’œil en disait long.
En grimpant à l’étage, je fus littéralement cloué sur place par le spectacle qui s’étalait devant mes yeux. J’eus l’impression d’être dans un souk ou un bazar consacré à la Seconde Guerre mondiale. On aurait pu se croire dans la réserve de l’Imperial War Museum ou dans les coulisses d’un accessoiriste de cinéma pour le tournage d’une superproduction hollywoodienne. Sauf que là, rien n’était postiche, tout était garanti d’époque.
Il y avait pêle-mêle des armes, des mannequins habillés, des uniformes et tenues militaires en très grand nombre sur des portants, des armes en tous genres sur plusieurs râteliers, des tables et des caisses couvertes d’un bric-à-brac militaire, quelques meubles et vitrines où se mélangeaient des médailles militaires de tous pays, des caisses et des cartons remplis de journaux, de tracts et de magazines d’époque. Sur les rayons de plusieurs étagères s’alignaient une quantité difficilement dénombrable de casques de chacune des armées belligérantes dans toutes les versions colorées possibles. Sur une autre étagère, toutes les grenades utilisées dans leurs différentes versions par les armées en conflit.
– J’espère qu’elles sont démilitarisées, au moins ?
– Elles sont toutes goupillées, me répondit en souriant Pascal. Je préférais penser qu’il faisait de l’humour.
Dans ce gigantesque bric-à-brac, on avait du mal à se faufiler tant la pièce était encombrée. Je reconnus plusieurs fusils français MAS 36, des Mausers allemands, un Lee-Enfield anglais, trois M1 américains, un pistolet Luger parmi diverses armes de poing, plusieurs mitraillettes, allemandes, anglaises et même russes. Parmi la grosse vingtaine de mannequins, certains étaient habillés en soldats casqués, d’autres en tenue de pilotes, de marins, de sous-officiers ou d’officiers voire de généraux. Il y avait la tenue complète vert-de-gris d’un général de la Wehrmacht, bleue gris d’un général de la Luftwaffe et bleu foncée d’un grand officier de la Kriegsmarine. Je saisis avec curiosité un casque colonial de l’Afrika Korps, c’était la première fois que j’en examinai un authentique.
Pascal me montra avec fierté la malle complète des effets personnels d’un pilote kamikaze japonais. Selon ses dires, il avait une centaine de tenues complètes. J’étais porté à le croire au vu de tout ce qui était exposé. Il m’exhiba la tenue complète en cuir fourrée d’un pilote de bombardier français, modèle 1936. L’objet m’intéressa, en détaillant l’étiquette cousue sur le revers du col, je fus très surpris de lire : « Calorifuge en tissu AVION ou fourrure Française. Breveté SGDG. Auguste Delubac. Lemercier Frères. VALS-LES-BAINS » Ainsi donc cette tenue rembourrée provenait de mon Ardèche d’adoption. L’étiquette précisait même : « Seuls concessionnaires pour la France et divers pays d’Europe ». Mon ami m’autorisa à prendre en photo l’objet et son étiquette. J’en profitais pour saisir quelques clichés de cette étonnante caverne d’Ali-Baba.
– À ne pas diffuser, Pierre Antoine…
– Bien sûr, Pascal, elles resteront dans mon ordinateur. Mais il ne m’interdit pas d’en parler, pensai-je…
Il y avait un grand portrait d’Hitler, peint en couleur, accroché sur un pignon de mur. Un deuxième plus petit était posé au-dessus d’une armoire vitrée. Il s’agissait d’un portrait photographique en noir et blanc qui avait manifestement reçu un impact de balle. Pascal s’approcha de l’armoire pour l’ouvrir et en sortir une tête de mannequin supportant une casquette nazie ; sur le front du postiche avait été peint une mèche brune et sous le nez, la fameuse moustache qui n’était hélas pas celle de Charlot. Il saisit la casquette et me la tendit. Elle était de couleur beige avec une visière en cuir poli marron garni d’un bandeau en velours de couleur bordeaux. L’aigle, le macaron insigne sur la bande et les passepoils avaient l’apparence de galons tissés avec des fils d’or.
– Ne me dis pas que cette casquette est authentique ?!…
– Bien sûr que si, cher ami. Et elle a même été analysée pour confirmation par le laboratoire de la police criminelle de Lyon.
Et Pascal de m’expliquer l’historique de son acquisition. Il s’agissait selon lui d’une authentique casquette d’Hitler offerte au futur maréchal Leclerc par un capitaine de la 2ème DB qui avait libéré Berchtesgaden et qui fut le premier à investir le Berghof, la résidence secondaire du Führer dans les Alpes bavaroises. Pascal s’était lié d’amitié avec le fils du Maréchal Leclerc qui habitait dans le Calvados près de Lisieux. Quand la veuve du Maréchal décéda en 1996, son fils sollicita Pascal pour l’aider à faire l’inventaire et évacuer le contenu des greniers du domaine familial qui allait être mis en vente. La tâche fut longue et fastidieuse pour les deux hommes car les vestiges et objets témoins de la vie passée du maréchal Leclerc étaient autant divers qu’innombrables dans ces greniers. Pour le remercier de son aide, le fils de Leclerc lui proposa de choisir un objet dans la collection qu’il lui offrait. Pascal jeta son dévolu l’air de rien sur cette casquette dont il connaissait l’histoire mais visiblement pas son ami de Lisieux, fort heureusement pour Pascal.
En bon spécialiste passionné de la chose, Pascal fit des recherches pour vérifier l’exactitude de son authentification. Il appuya ses dires en me montrant des photos d’époque du Berghof en couleur, où l’on reconnaissait effectivement la casquette du dictateur telle qu’elle apparaissait sous nos yeux.
– C’est du 56, la taille exacte du tour de tête d’Hitler, et regarde un peu à l’intérieur.
Je retournais la casquette et découvris son intérieur doublé d’une soie écrue. Au centre était cousu un losange de cuir marron sur lequel était frappé un aigle aux ailes repliées avec un svastika sur le poitrail. Au-dessus de l’aigle, on pouvait lire en lettres gothiques « Holster » et en dessous « Berlin ». Et de chaque côté de l’aigle était inscrit en lettres gothiques majuscules les lettres « A » et « H ».
Wilhem Holster était à Berlin le tailleur officiel d’Hitler, poursuivit Pascal. J’ai pu contacter les successeurs de cette entreprise qui existe toujours et ils m’ont confirmé l’authenticité de cette casquette en ajoutant une précision. Toutes les casquettes de l’armée allemande étaient conçues avec une couture médiane sur le devant au niveau de l’aigle sauf les casquettes d’Hitler qui étaient les seules à ne pas en avoir comme tu peux le vérifier avec celle que tu as entre les mains.
Machinalement, je vérifiai en posant mon regard sur les nombreuses casquettes allemandes qui traînaient dans cet improbable conservatoire pour constater qu’effectivement elles avaient toutes une couture sur le devant.
– Et après, tu l’as également fait authentifier par la police ? demandai-je.
– Oh, je regrette cet épisode. C’est un ami qui bossait à la PJ de Lyon qui avait absolument voulu me l’emprunter soi-disant pour faire des tests génétiques. J’ai mis plus d’un an pour la récupérer et ils me l’avaient salopée et abîmée pour simplement me dire qu’elle était authentique, ce que je savais déjà. Mais toi, toi qui fais dans la radiesthésie ou le magnétisme, vérifie toi-même ! me lança-t-il comme en forme de défi.
J’étais hésitant. Certes l’occasion était trop belle pour appliquer les techniques que m’avait apprises Robin mais j’étais réellement impressionné par cet objet que j’osais à peine le toucher. Je finis par me décider.
– Entendu, mais alors tu me laisses seul avec ce, cet… objet pendant dix minutes.
– Ok, je descends mais tu me raconteras tout ?
Je m’étais redressé, me tournant face au Nord et ancrant bien mes pieds dans le sol. Je m’appliquai la technique dite du « point zéro » et respirai profondément une dizaine de fois en essayant de déconnecter ou de réduire le flux de mes pensées. Je saisis lentement la casquette restée posée sur un bureau et laissai délicatement ma main droite l’effleurer. Je laissais mon bras droit bien dégagé et libre afin qu’il puisse aisément se mouvoir dans un mouvement d’écartement de mon corps comme le ferait l’aiguille d’un détecteur de courant multimètre. J’impulsai un léger mouvement de balancier de mon bras gauche pour initialiser le processus à la façon dont certains radiesthésistes lancent au départ le mouvement de rotation de leur pendule. Au bout d’une minute à travers les informations que me transmettait ma main droite posée sur la casquette, j’interrogeai mon corps.
Cet objet était-il authentique ? Oui à 100%, mon bras se tendait spontanément à l’horizontale.
Provenait-il du Berghof ou nid d’Aigle d’Hitler dans les Alpes bavaroises ? Oui à 75%. Mon bras ne se relevait qu’aux 3/4. J’ai supposé que les 25% manquant devaient correspondre à la période berlinoise de l’objet.
Cette casquette était-elle celle d’Hitler ? Oui à 35%. J’ai dû poser plusieurs questions pour comprendre cette réponse qui me surprenait et affiner le résultat. Hitler avait effectivement porté cette casquette mais finalement très peu. Il en avait bien d’autres et celle-ci n’avait servi qu’en de rares occasions à Bertchesgaden comme le confirmaient les reportages photos d’époque que m’avait montrés Franck.
J’eus alors comme un réflexe qui m’obligea à arrêter ce scannage par biochamps. Je saisis à deux mains l’objet de ma fascination et de mon trouble, et le posai sur mon crâne afin d’accéder peut-être plus directement à des informations qui pourraient remonter jusqu’à mon esprit.
Ma première sensation fut d’abord physique au niveau de la tête. Le couvre-chef était très serrant, manifestement celui qui voulut devenir le maître du monde avait une petite tête. Rapidement, les premières visions qui me parvinrent furent celles de plusieurs visages goguenards qui s’échangeaient l’objet de main en main pour être posé sur des têtes bien rasées aux visages moqueurs voire hilares. Manifestement, l’objet avait voyagé sur plusieurs têtes.
Une sensation de vent frais effleura tout à coup mon visage. Je devais être dans une puissante voiture décapotée. J’entendais une clameur de foule enthousiaste saluant mon passage mais sans rien distinguer visuellement. Puis il y eut une image floue qui se précisa peu à peu. C’était celle d’une balustrade blanche et rouge délimitant un balcon donnant sur un magnifique panorama vert gris alpin. Un sentiment de beauté mais aussi de puissance et de pouvoir me traversa. Je ressentais autour de moi des présences, sans les voir distinctement, des présences serviles et soumises. Je me surpris à aimer l’arrogance de cette sensation de toute puissance.
Des silhouettes de personnes se précisèrent ensuite, il s’agissait pour la plupart d’individus superbement habillés en uniformes vert-de-gris, certains en noir et quelques-uns en tenue civile. Nous étions dans un immense bureau ou salon avec une grande baie vitrée donnant cette fois sur un paysage montagneux gris sous un ciel de plomb. J’eus la vision d’une immense carte étalée sur un bureau, ou plutôt sur une table basse tout aussi grande. Je remarquai des traits de couleurs crayonnés sur la carte avec des chiffres et des symboles en écriture gothique. J’étais le centre de toutes les attentions mais un mal de tête venait subitement de me saisir ainsi qu’une forte contraction dans le ventre.
Une odeur très désagréable vint alors irriter mes papilles olfactives. « Il y a un rat crevé dans cette grange » pensais-je. Au même moment, une émotion fulgurante de peur, mélangée à un sentiment irrationnel de tristesse me traversa. L’émotion se transforma bizarrement en un sentiment de colère et de haine insondable que je n’avais jamais ressenti jusqu’à présent. J’ôtai prestement la casquette, ne souhaitant pas prolonger l’expérience. Mon front était en sueur mais le mal de tête avait presque instantanément cessé, l’odeur de rat crevé avait elle aussi disparu. Une sensation de malaise persévérait encore, telle une rémanence désagréable en mon être. Je regardai pensivement les dorures de l’aigle qui tenait entre ses serres un svastika terni par les ans et reposai négligemment l’objet devant moi sur une caisse. Ce couvre-chef avait bien appartenu au diable.
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