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Je me la pète !

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L’Institut de Pont Brillant à Saint-Marcel d’Ardèche était un établissement scolaire très particulier. Inséré dans le cadre bucolique d’un grand parc longeant la départementale 86, le corps central était constitué d’un ancien manoir de la fin du XIXe. Tout de briques rouges vêtu, flanqué de ses deux tours en façade principale et de ses deux échauguettes sur le côté jardin, il avait plutôt fière allure avec sa toiture d’ardoises et ses fenêtres en chien-assis. Ce pittoresque bâtiment hébergeait les services administratifs mais il était hélas flanqué de part et d’autre de deux corps de bâtiment disgracieux en béton qui abritaient au nord les services éducatifs et dortoirs et au sud les classes de l’école. Quelques préfabriqués complétaient les alentours.

L’institut avait pour mission d’accueillir des enfants et adolescents qui présentaient des difficultés psychologiques et des troubles du comportement dans leur socialisation et leur scolarité. Le centre réunissait donc au sein d’une même équipe institutionnelle des thérapeutes, des éducateurs et des professeurs des écoles. Durant ma carrière au fil de plusieurs remplacements effectués dans cette institution, j’avais été témoin du défilé de ces intitulés académiques dont raffolent tant les technocrates des ministères, qui s’imaginent qu’en changeant les sigles et les appellations, on réforme les contenus et les pratiques. Le COR (Centre d’Observation et de Rééducation) avait ainsi cédé la place à l’IR (Institut de Rééducation) qui était devenu à son tour l’ITEP (Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique). 

Professionnellement, les rapports entre les différents corps de métiers pouvaient parfois être tendus. Il est toujours difficile d’évoluer au quotidien avec un public névrotique sans devenir soi-même, à un moment ou un autre, sujet à la névrose. Les congés maladie étaient donc fréquents et les demandes de remplacements régulières. Exercer sa profession d’enseignant dans ce type d’établissement consistait en un sacerdoce à part entière pour ne pas dire entièrement à part. Les qualités intrinsèques au métier d’instituteur devaient se combiner inévitablement à celles d’un éducateur voire d’un animateur socioculturel. Il y avait peu de titulaires mobiles qui acceptaient d’aller effectuer des remplacements à Pont Brillant. Je faisais partie de ceux-là car, malgré les difficultés inhérentes à la situation, j’appréciais l’ambiance de travail entre les collègues chaleureuse et solidaire, et les gamins, bien que fatigants, étaient finalement plutôt attachants.

Si ce milieu professionnel générait souvent des relations interpersonnelles tendues, il avait paradoxalement une singulière faculté : celle d’être une usine à couples !  Le château avait-il été bâti sur les vestiges d’un temple romain dédié à Cupidon ? Toujours est-il qu’il y fleurissaient des effusions, disons sentimentales, qui prenaient parfois la forme d’équipées adultérines mais qui pouvaient aussi se conclure très légitimement devant monsieur le maire voire monsieur le curé. Des unions qui pouvaient se nouer à tous les étages de l’institut, celui des enseignants, des éducateurs, des membres du personnel soignant ou administratif, et parfois même réunir certains étages bien différents. Ainsi le directeur de l’école épousa la responsable de la cantine, et personnellement je bénirais toujours Pont Briant de m’avoir permis de rencontrer la magnifique psychomotricienne qui allait devenir ma légitime et merveilleuse épouse.

J’effectuais alors un long remplacement sur un congé de maternité débuté en octobre. Nous bénéficions d’un partenariat avec le CREPS de Vallon-Pont-d’Arc pour certaines activités sportives, notamment pour un cycle d’escalade qui se déroulait sur le site de la Sainte-Beaume sur la commune de Saint-Montan. À cet endroit, il y avait une falaise idéale pour l’initiation des scolaires. C’était une belle journée de mai pour la sixième séance qui clôturait un cycle débuté au printemps et nous travaillions alors la technique de la descente en rappel. Ayant pratiqué cette dernière lors de descente de puits en spéléo, je me sentais pouvoir jouer les spécialistes devant les gamins : « Attention à libérer la corde du descendeur et de l’autobloquant ! Fixez bien les deux brins de corde sur le relais, les enfants, pour éviter de les perdre et assurer la descente du second. Retirez les nœuds en bout de corde et passez le brin de corde à tirer dans le maillon… »

En fait, je surjouais mon rôle car je n’étais pas un si bon grimpeur – et encore moins descendeur ! – que cela et j’allais offrir une démonstration funeste de la chose à mon corps défendant. Souhaitant joindre le geste au propos, je m’étais senti dans l’obligation de montrer l’exemple en gravissant la falaise en premier. La montée de la façade rocheuse se fit sans trop de difficulté et pour le retour en rappel, il suffisait de pousser sur ses jambes et faire un saut en arrière de la paroi rocheuse tout en lâchant suffisamment de mou dans la corde du descendeur pour descendre d’un bon mètre. Mon premier saut m’avait surpris car je venais de dévaler pratiquement deux mètres sur une seule impulsion. Chouette ! pensai-je. La descente sera rapide et facile. Ma pratique en spéléo m’avait habitué à utiliser des cordes peu souples dites « statiques » mais là, on utilisait pour l’escalade des cordes « dynamiques » nettement plus élastiques et donc favorables à une descente rapide en rappel. Je pris une deuxième impulsion forte et franchis une distance un peu plus importante. Yeah !! J’ai bien franchi trois mètres cette fois ! Plus qu’un bond et j’aurai descendu la falaise en trois coups de cuillère à pot… Je me voyais déjà poser les pieds sur le plancher des vaches sous les applaudissements de mes élèves ébahis par la sportive dextérité de leur maître. Un, deux, trois, go !…

Crac ! « Aïe !!!… »  Je venais de pousser un violent cri de douleur. Ma cheville droite venait de se tordre violemment dans une anfractuosité de la roche que je ne pouvais ni voir ni anticiper du fait de la précipitation de ma descente. Au lieu de vivats admiratifs, c’est sous des éclats de rire moqueurs que je fus accueilli par mes cruels élèves. Je ne pouvais plus me déplacer et il fallut immobiliser provisoirement ma cheville à l’aide d’une bande de contention et d’un double décimètre en bois qui fit fonction d’attelle de fortune. L’année scolaire se terminait brutalement pour moi. J’avais voulu me la péter, j’avais réussi. Et depuis cette douloureuse expérience, autant pour mon corps que pour ma vanité, mon cerveau a bien intégré le sens de l’expression « avoir les chevilles qui enflent ! »

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