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Un grand moment de solitude
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Trois jours dans un hall d’aéroport dans l’espoir de dédicacer un pavé d’un kilo à des voyageurs pressés qui ne s’intéressent pas à l’histoire ». Cela aurait pu être le titre de mon prochain ouvrage sur lequel ma pensée d’écrivaillon ardéchois vagabondait en ce grand moment de solitude vécu dans le hall d’embarquement de l’aéroport international de Lille. Comment avais-je pu accepter cette invitation saugrenue du directeur de l’aéroport ?! Venir dédicacer, pendant trois jours, mon dernier opus Lille-Lesquin d’hier à aujourd’hui, dans un hall où transitaient plusieurs milliers de passagers stressés par leur embarquement, leurs correspondances, leur taxi, et qui n’avaient clairement pas l’envie de s’encombrer avec un gros livre de 542 pages qui résumait un siècle d’histoire aéronautique sur un aéroport dont l’unique intérêt pour eux était de prendre leur vol pour Genève, Milan, Barcelone ou Djerba…
Moi qui avais déjà vécu ce genre d’épreuves et qui m’étais promis de ne plus m’y compromettre ! J’avais expérimenté ces salons littéraires interminables, comme celui de Toulon, où je m’étais retrouvé noyé parmi 200 auteurs, serrés comme des sardines sous un chapiteau surchauffé. Chacun défendant le petit pré carré de ses 50 centimètres de table où se battaient en duels nos dernières productions susceptibles d’attirer le regard d’un potentiel lecteur. J’avais le sentiment d’être un pêcheur à la ligne sur une berge où défilaient un flot ininterrompu de visiteurs venus faire patiemment la queue afin d’accéder à la table d’honneur de ces écrivains vedettes, sponsorisés par de prestigieuses maisons d’édition parisiennes. Ah ! Une touche ! Une dame vient de retourner un de mes livres pour consulter la 4ème de couverture de mon roman sur les étoiles. Mince elle l’a reposé et s’en détourne. J’avais connu aussi ces séances de dédicaces déprimantes en librairies en période de fêtes où l’on fait la potiche toute une journée pour deux ou trois dédicaces quand tout allait bien. Le pire dont je me souvenais était probablement le rayon librairie du supermarché Auchan où il me fallait sourire à des ménagères poussant leur caddie de Noël et subir les annonces perpétuelles sur la promo du foie gras et les ristournes au rayon poissonnerie.
« Bijour Monsieur, excusez-moi. Je dois aller vite aux toilettes. Puis-je vous laisser une minute mon chariot, s’il te plaît ? »
La personne qui me tire brutalement de mes songes n’est pas une ménagère en caddie mais une voyageuse transpirante, la cinquantaine mûrissante. De type maghrébin, manifestement en attente d’un vol pour la Tunisie, l’Algérie ou le Maroc, elle dégage le voile qui recouvre sa tête et me désigne d’un regard implorant son chariot surchargé de bagages : trois valises, deux sacs, un volumineux sachet plastique, un grand panier en osier débordant de tissus et de laines…
« Bien sûr, Madame » lui dis-je avec le sourire circonstancié d’un enfant de chœur satisfait par sa BA quotidienne. Elle est effectivement bien pressée pensai-je en la voyant presque courir et disparaître dans une descente d’escalier. Je garai bien consciencieusement ce volumineux chariot tout à côté de la table que m’avaient dressée les hôtesses d’accueil de l’aéroport. Et c’est à ce moment précis que la voix enregistrée d’une de ces hôtesses retentit pour la énième fois de la journée afin de rappeler un message d’évidence que manifestement mon cortex frontal n’avait pas du tout intégré.
Ding, ding, ding… « Votre attention, s’il vous plaît. Pour des raisons évidentes de sécurité, conservez vos bagages à portée de main jusqu’à l’enregistrement. N’abandonnez jamais vos bagages, gardez-les toujours sous votre surveillance et n’acceptez jamais de colis ou de bagage d’une tierce personne. »
N’ACCEPTEZ JAMAIS DE COLIS OU DE BAGAGE D’UNE TIERCE PERSONNE…
Con que je suis, con que j’étais !!!
Je ne venais pas d’accepter un colis, non, juste un chariot avec SEPT colis bien volumineux! J’étais tétanisé. Évidemment la fatma avait disparu. Que faire ? Courir après elle en espérant la retrouver dans l’un des WC de l’aérogare et lui demander de récupérer presto son maudit chargement. Mais pouvais-je partir et laisser en plan mon ordinateur portable et mes effets personnels au risque qu’on me les volât ? Que vaut ton ordinateur et tes fichus papiers si une bombe explose ? me soufflait une voix intérieure. Cette dernière avait raison, il fallait que j’aille prévenir immédiatement ces trois soldats en tenue kaki que je distinguais à l’extrémité du hall d’embarquement.
Mais qu’allaient donc faire les soldats en retour ? Déclencher une alerte générale avec évacuation immédiate de l’aérogare en attendant l’arrivée du service de déminage. Et si en définitive tout cela se mettait en branle pour… rien ?! Rien que de simples bagages… La honte pour moi !! Plus jamais je n’oserai croiser le regard du directeur de l’aéroport, qui était devenu un ami m’accordant toute sa confiance.
Mais non, c’est bien une bombe ! D’ailleurs il me semble distinguer un tic-tac dans l’un des bagages. Et puis le visage dégoulinant de transpiration de cette femme voilée était bien la signature d’une conscience torturée. J’envisageai alors d’ouvrir toutes ces affaires afin d’en avoir le cœur net. Ces bagages sont sûrement piégés ? Prends tes jambes à ton cou et cours Courouble, me souffla une nouvelle voix dans ma tête. C’est ça, sauve lâchement ta peau et laisse périr plein d’innocentes victimes dans ce hall de verre ! répliqua une autre voix. Je deviens fou. Si la bombe explose alors que je viens de quitter mon poste d’une dizaine de mètres ? On retrouvera mon corps parmi les victimes et on fera le rapprochement avec le chariot situé à côté de ma table. C’est moi qui passerai alors pour un terroriste ou un complice de terroriste, qui plus est lâche, car tué par son attentat alors qu’il tentait de fuir. Dans mon esprit s’incrustait le BFM TV Flash info du jour. « Attentat meurtrier à l’aéroport de Lille. 48 morts dont le présumé terroriste. »
Sûrement les valises et les sacs contiennent-ils des explosifs artisanaux avec une cinquantaine de kilos de clous et de vis pour faire un maximum de dégâts à cette heure de pointe ? D’ailleurs, je remarquai qu’une des roues du chariot était faussée, sûrement à cause du poids de la ferraille dans les bagages. Non, je ne peux pas fuir lâchement. J’ai accepté ce maudit chariot, c’est donc mon destin de mourir ici, en ce vendredi d’un week-end de Toussaint, à l’aéroport de Lille-Lesquin. Je ne connaîtrai jamais mes petits-enfants. Ma femme sera veuve à 38 ans. Elle refera sa vie, pensai-je, mais je vais manquer à mes enfants. Moi qui rêvais de les voir tous grandir, de devenir grand-père.
Le temps me semblait s’allonger, devenir interminable. Des flots de pensées remontaient à la surface de ma conscience : mes premiers jouets, mes tartines de confitures tranchées par ma maman, mes frères et ma sœur jouant dans le jardin, l’institution Saint-Pierre à Lille, mon premier amour, mon premier job, ma première voiture… J’essuyais une larme tout en contemplant par les immenses baies vitrées un ciel du Nord étonnamment bleu. Mes ultimes pensées étaient métaphysiques. J’allais connaître le Grand Mystère. Si, brutalement, juste après un violent souffle assourdissant, il n’y avait plus de son, ni d’image, ni de sensation, plus de mémoire ni de représentation. Alors, c’est que Sartre avait raison. L’être était retourné au néant. Mais, si je m’envolais tel un papillon libéré de sa chrysalide, c’est que la vérité suprême avait bien été dépeinte par…
« Merchi beaucoup, Meussieur ».
Le visage cette fois souriant et nettement moins transpirant de la fatma me ramena ipso facto à la réalité d’une voyageuse qui reprenait en main son lourd chariot de bagages. Spontanément, je l’embrassai et elle en parut éberluée.
« C’est moi qui vous remercie infiniment, Madame ».
Elle retourna vers son bureau d’enregistrement en se disant que je devais être un homme singulièrement bizarre. Dans une brève fraction de temps, cette brave femme venait de m’offrir un voyage émotionnel fulgurant, une aventure psychique exceptionnelle comme seule permet de vivre la monture de notre impétueuse imagination lorsqu’elle s’enflamme devant le vertige de l’ultime.
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Un grand moment de solitude
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Trois jours dans un hall d’aéroport dans l’espoir de dédicacer un pavé d’un kilo à des voyageurs pressés qui ne s’intéressent pas à l’histoire ». Cela aurait pu être le titre de mon prochain ouvrage sur lequel ma pensée d’écrivaillon ardéchois vagabondait en ce grand moment de solitude vécu dans le hall d’embarquement de l’aéroport international de Lille. Comment avais-je pu accepter cette invitation saugrenue du directeur de l’aéroport ?! Venir dédicacer, pendant trois jours, mon dernier opus Lille-Lesquin d’hier à aujourd’hui, dans un hall où transitaient plusieurs milliers de passagers stressés par leur embarquement, leurs correspondances, leur taxi, et qui n’avaient clairement pas l’envie de s’encombrer avec un gros livre de 542 pages qui résumait un siècle d’histoire aéronautique sur un aéroport dont l’unique intérêt pour eux était de prendre leur vol pour Genève, Milan, Barcelone ou Djerba…
Moi qui avais déjà vécu ce genre d’épreuves et qui m’étais promis de ne plus m’y compromettre ! J’avais expérimenté ces salons littéraires interminables, comme celui de Toulon, où je m’étais retrouvé noyé parmi 200 auteurs, serrés comme des sardines sous un chapiteau surchauffé. Chacun défendant le petit pré carré de ses 50 centimètres de table où se battaient en duels nos dernières productions susceptibles d’attirer le regard d’un potentiel lecteur. J’avais le sentiment d’être un pêcheur à la ligne sur une berge où défilaient un flot ininterrompu de visiteurs venus faire patiemment la queue afin d’accéder à la table d’honneur de ces écrivains vedettes, sponsorisés par de prestigieuses maisons d’édition parisiennes. Ah ! Une touche ! Une dame vient de retourner un de mes livres pour consulter la 4ème de couverture de mon roman sur les étoiles. Mince elle l’a reposé et s’en détourne. J’avais connu aussi ces séances de dédicaces déprimantes en librairies en période de fêtes où l’on fait la potiche toute une journée pour deux ou trois dédicaces quand tout allait bien. Le pire dont je me souvenais était probablement le rayon librairie du supermarché Auchan où il me fallait sourire à des ménagères poussant leur caddie de Noël et subir les annonces perpétuelles sur la promo du foie gras et les ristournes au rayon poissonnerie.
« Bijour Monsieur, excusez-moi. Je dois aller vite aux toilettes. Puis-je vous laisser une minute mon chariot, s’il te plaît ? »
La personne qui me tire brutalement de mes songes n’est pas une ménagère en caddie mais une voyageuse transpirante, la cinquantaine mûrissante. De type maghrébin, manifestement en attente d’un vol pour la Tunisie, l’Algérie ou le Maroc, elle dégage le voile qui recouvre sa tête et me désigne d’un regard implorant son chariot surchargé de bagages : trois valises, deux sacs, un volumineux sachet plastique, un grand panier en osier débordant de tissus et de laines…
« Bien sûr, Madame » lui dis-je avec le sourire circonstancié d’un enfant de chœur satisfait par sa BA quotidienne. Elle est effectivement bien pressée pensai-je en la voyant presque courir et disparaître dans une descente d’escalier. Je garai bien consciencieusement ce volumineux chariot tout à côté de la table que m’avaient dressée les hôtesses d’accueil de l’aéroport. Et c’est à ce moment précis que la voix enregistrée d’une de ces hôtesses retentit pour la énième fois de la journée afin de rappeler un message d’évidence que manifestement mon cortex frontal n’avait pas du tout intégré.
Ding, ding, ding… « Votre attention, s’il vous plaît. Pour des raisons évidentes de sécurité, conservez vos bagages à portée de main jusqu’à l’enregistrement. N’abandonnez jamais vos bagages, gardez-les toujours sous votre surveillance et n’acceptez jamais de colis ou de bagage d’une tierce personne. »
N’ACCEPTEZ JAMAIS DE COLIS OU DE BAGAGE D’UNE TIERCE PERSONNE…
Con que je suis, con que j’étais !!!
Je ne venais pas d’accepter un colis, non, juste un chariot avec SEPT colis bien volumineux! J’étais tétanisé. Évidemment la fatma avait disparu. Que faire ? Courir après elle en espérant la retrouver dans l’un des WC de l’aérogare et lui demander de récupérer presto son maudit chargement. Mais pouvais-je partir et laisser en plan mon ordinateur portable et mes effets personnels au risque qu’on me les volât ? Que vaut ton ordinateur et tes fichus papiers si une bombe explose ? me soufflait une voix intérieure. Cette dernière avait raison, il fallait que j’aille prévenir immédiatement ces trois soldats en tenue kaki que je distinguais à l’extrémité du hall d’embarquement.
Mais qu’allaient donc faire les soldats en retour ? Déclencher une alerte générale avec évacuation immédiate de l’aérogare en attendant l’arrivée du service de déminage. Et si en définitive tout cela se mettait en branle pour… rien ?! Rien que de simples bagages… La honte pour moi !! Plus jamais je n’oserai croiser le regard du directeur de l’aéroport, qui était devenu un ami m’accordant toute sa confiance.
Mais non, c’est bien une bombe ! D’ailleurs il me semble distinguer un tic-tac dans l’un des bagages. Et puis le visage dégoulinant de transpiration de cette femme voilée était bien la signature d’une conscience torturée. J’envisageai alors d’ouvrir toutes ces affaires afin d’en avoir le cœur net. Ces bagages sont sûrement piégés ? Prends tes jambes à ton cou et cours Courouble, me souffla une nouvelle voix dans ma tête. C’est ça, sauve lâchement ta peau et laisse périr plein d’innocentes victimes dans ce hall de verre ! répliqua une autre voix. Je deviens fou. Si la bombe explose alors que je viens de quitter mon poste d’une dizaine de mètres ? On retrouvera mon corps parmi les victimes et on fera le rapprochement avec le chariot situé à côté de ma table. C’est moi qui passerai alors pour un terroriste ou un complice de terroriste, qui plus est lâche, car tué par son attentat alors qu’il tentait de fuir. Dans mon esprit s’incrustait le BFM TV Flash info du jour. « Attentat meurtrier à l’aéroport de Lille. 48 morts dont le présumé terroriste. »
Sûrement les valises et les sacs contiennent-ils des explosifs artisanaux avec une cinquantaine de kilos de clous et de vis pour faire un maximum de dégâts à cette heure de pointe ? D’ailleurs, je remarquai qu’une des roues du chariot était faussée, sûrement à cause du poids de la ferraille dans les bagages. Non, je ne peux pas fuir lâchement. J’ai accepté ce maudit chariot, c’est donc mon destin de mourir ici, en ce vendredi d’un week-end de Toussaint, à l’aéroport de Lille-Lesquin. Je ne connaîtrai jamais mes petits-enfants. Ma femme sera veuve à 38 ans. Elle refera sa vie, pensai-je, mais je vais manquer à mes enfants. Moi qui rêvais de les voir tous grandir, de devenir grand-père.
Le temps me semblait s’allonger, devenir interminable. Des flots de pensées remontaient à la surface de ma conscience : mes premiers jouets, mes tartines de confitures tranchées par ma maman, mes frères et ma sœur jouant dans le jardin, l’institution Saint-Pierre à Lille, mon premier amour, mon premier job, ma première voiture… J’essuyais une larme tout en contemplant par les immenses baies vitrées un ciel du Nord étonnamment bleu. Mes ultimes pensées étaient métaphysiques. J’allais connaître le Grand Mystère. Si, brutalement, juste après un violent souffle assourdissant, il n’y avait plus de son, ni d’image, ni de sensation, plus de mémoire ni de représentation. Alors, c’est que Sartre avait raison. L’être était retourné au néant. Mais, si je m’envolais tel un papillon libéré de sa chrysalide, c’est que la vérité suprême avait bien été dépeinte par…
« Merchi beaucoup, Meussieur ».
Le visage cette fois souriant et nettement moins transpirant de la fatma me ramena ipso facto à la réalité d’une voyageuse qui reprenait en main son lourd chariot de bagages. Spontanément, je l’embrassai et elle en parut éberluée.
« C’est moi qui vous remercie infiniment, Madame ».
Elle retourna vers son bureau d’enregistrement en se disant que je devais être un homme singulièrement bizarre. Dans une brève fraction de temps, cette brave femme venait de m’offrir un voyage émotionnel fulgurant, une aventure psychique exceptionnelle comme seule permet de vivre la monture de notre impétueuse imagination lorsqu’elle s’enflamme devant le vertige de l’ultime.
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