Mes premiers pas sur la lune

Quand on fait de la politique, on s’expose toujours personnellement par les engagements que l’on prend, ceux que l’on ne prend pas et par ceux que l’on a pris mais que l’on a oublié de tenir.  Parfois aussi on s’expose par des déclarations intempestives qui se trouvent battues en brèche par le douloureux verdict du tribunal des flagrants délits, celui des faits. C’est la mésaventure qui m’est arrivée en 1998 et qui m’a valu la chance de vivre finalement une expérience physique et spirituelle inoubliable.

L’époque où je fus Conseiller régional écologiste à la Région Rhône-Alpes de 1992 à 1998 fut une période passionnante de ma vie durant laquelle j’œuvrais avec passion, comme non-inscrit, en tant que vert solitaire, afin de défendre les intérêts de l’Ardèche mais aussi de la région conformément à mes valeurs d’alors qui étaient celles d’un écologiste se définissant comme « réaliste, humaniste et centriste ». Je pensais alors connaître suffisamment le président de la région, Charles Millon, avec lequel nous avions loyalement négocié durant six ans les politiques régionales, en tant que groupe minoritaire. Aussi me crus-je, cruche que j’étais, autorisé à déclarer solennellement lors du renouvellement de l’assemblée en 1998,  que « jamais au grand jamais, Charles ne pourrait se compromettre » dans une quelconque alliance avec l’extrême-droite afin de garder la présidence de la Région. Hélas les faits contredirent totalement mon sens de la prédiction  politique, puisque l’intéressé fit exactement le contraire de ce que j’avais pronostiqué.

Il était devenu clair pour moi que je devais changer de métier. C’est à ce moment précis que je décidai de changer d’orientation de vie, en passant de la politique au poétique, des électeurs aux lecteurs, et de tourner – presque – une bonne fois pour toutes la page de quinze années de militance politique. Presque car une petite piqûre de rappel se fera dix ans plus tard comme nous le verrons dans un chapitre un peu plus haut.

Pour l’heure, il fallait me faire oublier, et je me suis mis à pratiquer, avec passion, un sport qui m’évitait de raser les rues : la spéléologie ! Mais pas n’importe quelle spéléologie. Non, la « désob » ! Comprenez la pratique de la désobstruction souterraine dans les cavités spéléos. À l’époque, nous vivions dans la fascination de la découverte de la grotte Chauvet. Avec Jean-Claude de Grospierres, une connaissance de Jean-Marie Chauvet, nous avions pris l’habitude d’explorer plusieurs cavités sauvages d’un plateau calcaire dans l’espoir de rencontrer le fameux trou souffleur qui nous aurait ouvert la voie à une nouvelle caverne d’Ali-Baba ardéchoise. Depuis plusieurs semaines, nous consacrions nos temps de loisirs sur un site intéressant à Saint-Germain. Deux bonnes tonnes de gravas avaient déjà été évacuées dans un boyau et nous avions dégagé un orifice qui donnait – divine surprise ! – sur une salle dont on distinguait à la lumière de nos torches des concrétions de calcite et une draperie. Déjà notre imagination s’enflammait, les mineurs de fond que nous étions s’étaient transformés en Indiana Jones ardéchois au seuil d’un Graal. Nous allions enfin ressentir la grande émotion du découvreur, l’instant magique du premier homme faisant les premiers pas sur un sol jamais foulé depuis que la terre est terre. À moins qu’elle ne le fût déjà par les premiers hommes, auquel cas, devant nos yeux ébahis, nous allions peut-être découvrir une nouvelle chapelle Sixtine de l’art pariétal.

Nous n’avons pas eu besoin de tirer à la courte paille pour savoir lequel de nous deux allait avoir le privilège de s’engager dans le fascinant orifice puisque Jean-Claude était trop costaud pour s’y glisser. L’ouverture donnait dans une vaste salle dont le plancher était à quelques mètres en contrebas. Jean-Claude m’assura avec une corde et je descendis jusqu’à poser le pied sur un sol gris-blanchâtre, dur et humide. Me vint alors les fameux mots prononcés par Neil Armstrong lorsqu’il posa le premier pied sur la lune : « Un petit pas pour moi, un grand pas pour… La spéléologie ?! »

Hélas, non. Outre une assez belle draperie, quelques stalagmites et stalactites plutôt communs et un petit gour sympathique qui témoignait d’une relative activité de la cavité, la salle était finalement assez ordinaire et pas très grande. En revanche, le sol, couvert de calcite, était d’un magnifique blanc gris avec parfois des reflets argentés sous l’effet des rayons de ma lampe frontale. En me déplaçant prudemment, pour ne pas glisser entre les concrétions, j’observai la vapeur de mon haleine, la danse des ombres sur les parois, l’empreinte de mes pas sur le sol. Je vécus alors l’instant avec une rare intensité. J’étais bien le premier être vivant à observer cet espace et à en fouler le sol. Et c’est vrai que pendant quelques longues minutes : j’eus le sentiment de faire mes premiers pas sur la lune.

Revenus à l’air libre, Jean-Claude s’empressa de dessiner le relevé topographique de cette cavité qui allait enrichir l’Inventaire départemental des cavités souterraines de l’Ardèche.

–  On pourrait la baptiser « Grotte de la lune » suggérais-je pompeusement.

–   Trop petit pour lui donner un tel nom, répliqua Jean-Claude. Heureusement que l’on n’est pas obligé de donner un nom à toutes les cavités que l’on fait naître, ajouta-t-il.

Je n’insistai pas. Sur le chemin du retour, alors qu’il conduisait sa vieille Lada 4×4 Niva sur la route de Grospierres, ma pensée vagabondait de ma petite grotte de la lune aux propos qu’il m’avait tenus : « Les cavités que l’on fait naître »… Cette expression sortie naturellement de sa bouche me plongeait dans un abîme de perplexité philosophique. Cette grotte existait sous nos pieds depuis des milliers d’années, bien avant que nos lampes frontales n’y caressent pour la première fois la blancheur de ses concrétions. Me revenaient à l’esprit des cours de philo de lycée sur l’idéalisme empirique de Berkeley pour qui seuls les objets perçus par l’esprit sont « réels ». Et surgissait alors, au détour d’un virage, le fameux chat de Schrödinger de la mécanique quantique selon laquelle un chat enfermé dans une boîte peut-être à la fois mort ET vivant, tant qu’on n’a pas ouvert la boîte… Cette grotte, qui devenait dans mon esprit de plus en plus grande et de plus en plus belle à mesure qu’on s’en éloignait ; cette grotte où je m’étais senti marcher sur la lune, était-elle donc réelle ET inexistante tant que je ne l’avais pas foulée du pied ?…

–    Tu te poses trop de questions, Pierrot, me rasséréna mon chauffeur et guide, qui était aussi un brin philosophe. Hier cette grotte n’existait pas dans mon répertoire topos, aujourd’hui elle vient de naître. Tout n’est que transit en ce monde, entre un ailleurs et un ici. Tant que l’ailleurs n’est pas ici, il n’existe pas. Point barre. Et maintenant que nous arrivons chez moi, allons vérifier si deux bonnes bières fraîches ne viennent pas de naître dans mon frigo.

J’aimais le sens philosophique de Jean-Claude.

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