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De la politique à la poétique

Sorti premier dans un concours de circonstances, le militant écologiste que j’étais à la fin du siècle dernier, ancien conseiller municipal puis communautaire, devint au printemps 1992, par la grâce du suffrage universel, le plus jeune élu Conseiller régional de l’Ardèche. Partisan d’une écologie pragmatique qui se voulait réaliste, je n’avais jamais trop bien su où se trouvait ma droite de ma gauche. Cette dyslexie politique m’avait un peu facilité l’accès à certains milieux centristes mais m’avait fortement compliqué les relations avec l’aile gauche ou droite de l’échiquier. Pour les uns, j’étais un horrible opportuniste arriviste, pour d’autres, un rêveur utopiste décalé des réalités. Je n’arrivais pas à trouver l’erreur.

À travers 18 années de militance écologiste, j’avais pu assurer plusieurs responsabilités locales, régionales ou nationales propres au mouvement écolo, que ce soit dans le Nord, à Paris ou en Ardèche. À l’exception tout de même de l’élection présidentielle, j’avais été à quatorze reprises candidat officiel dans tous les scrutins locaux, régionaux et nationaux qui existent en France. Réussissant ainsi à collectionner une superbe garde-robe garnie de 11 magnifiques vestes vertes. Par chance plus que par opiniâtreté, j’avais donc réussi à me faire élire aux mandats de conseiller municipal dans le Nord, de conseiller communautaire en Ardèche (Joyeuse) et de conseiller régional à Lyon.

Au terme de ce périple que je commençais à trouver fatigant, j’avais décidé de me tourner vers une militance plutôt culturelle. Progressivement, j’avais évolué de la politique à la poétique, des électeurs aux lecteurs, et je trouvais que je m’en portais, à tous points de vue,  nettement mieux. La raison de ce changement d’orientation n’était pas due aux échecs électoraux qui étaient alors naturels lorsqu’on faisait la course en politique avec une casaque verte. Non, j’avais surtout évolué lorsque j’avais découvert que le vrai pouvoir était finalement dans les mains de décideurs qui n’étaient pas ceux que l’on croyait… Mais j’avais aussi découvert, fort heureusement, qu’il existait sur le terrain et dans la société civile, des acteurs de changement qui, à leur petit niveau, constituaient les ressorts discrets mais profonds d’une évolution de la société, de réels ferments pour l’avenir. Et avec le temps j’étais devenu adepte de Jung qui disait : « Tu rêves d’un monde meilleur, plus fraternel, plus juste ? Eh bien, commence à le faire : qui t’en empêche ? Fais-le en toi et autour de toi, fais-le avec ceux qui le veulent. Fais-le en petit, et il grandira ».

Parmi les souvenirs retrouvés dans des cartons d’archives qui allaient partir au recyclage pour papier par cet écrasant été 2019, j’avais retrouvé un discours prononcé le 20 juin 1992, devant la mairie de Meysse (Ardèche) où se tenait un rassemblement unitaire d’écologistes devant un mémorial scellé sur un mur à la mémoire de Vital Michalon, militant écologiste tué en 1977. Tout jeune Conseiller régional dévoré d’ambition (pour ma planète bien sûr – au moins ce que je me plaisais à croire à l’époque), je me sentais pousser des ailes jaurésiennes pour des discours enflammés. En relisant ce manuscrit à l’écriture brouillonne, je me suis ému de mes propres mots. Mais étaient-ils vraiment les miens ou plutôt ceux du souffle de l’histoire et du combat des hommes pour la vie ?

Le discours de Meysse

« Mesdames, Messieurs, mes chers amis,

Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur. Ils sont là, à quelques kilomètres de nous, et ils sont fiers de leur force. Ils sont fiers des milliers de Kilowatts/heures qu’ils croient produire et qu’ils ne font qu’emprunter à l’avenir. Ils inondent la France d’une énergie surabondante, et de ce fait gaspillée, et dans des milliers d’années, quand il faudra continuer à traiter leurs déchets nucléaires, on s’apercevra qu’ils ont coûté à leurs descendants bien plus d’énergie que ce qu’ils en ont donné aux hommes et aux femmes de leur temps. Leur force est toute entière dans leur inconscience, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas redoutable.

Mais ils sont aussi inquiets de leur faiblesse. Ils savent qu’après la mise au rencard que nous espérons définitive, de la force de frappe nucléaire, leurs chaudières sales n’auront plus de vraie justification. Ils savent que leur EDF bien-aimée, véritable état dans l’état, a dû, pour construire ses donjons, s’endetter au-delà de toute raison. S’ils ne nous convainquent pas, à grands coups de fresques et de lasers, de consommer encore plus de courant électrique, leur entreprise de mort est condamnée.

Pourtant, nous avons besoin d’eux ! Nous avons besoin de l’électricité, nous avons besoin des savants, des techniciens, des ingénieurs, qu’une politique criminelle a engagé dans l’impasse nucléaire. Nous ne sommes pas des partisans de l’obscurantisme comme une propagande stupide aimerait en persuader le public. Nous demandons, au-delà du nucléaire, une formidable avancée de la science ; elle doit devenir capable de domestiquer l’énergie solaire. 10% d’ensoleillement fournit à la terre plus d’énergie que toute l’humanité n’en a besoin en 365 jours, soit directement, soit par l’intermédiaire de la fusion, elle doit domestiquer l’énergie solaire, soit directement, soit par l’intermédiaire de la fusion, elle doit domestiquer la géothermie, l’énergie éolienne ou celle de la biomasse et du pétrole vert qui pourrait offrir une diversification pour notre agriculture. Et pour sortir du nucléaire, nous aurons d’ailleurs besoin de ces hommes et de ces femmes qui travaillent actuellement dans le nucléaire !

Ces hommes et ces femmes ne sont pas sans cœur. Pour beaucoup, l’aventure nucléaire était un pas en avant pour l’humanité, en dépit de la bombe, en dépit d’Hiroshima, en dépit du crétinisme militariste. Et aujourd’hui ils doivent se rendre compte que l’énergie nucléaire est pour l’humanité, un danger majeur. Qui ne se souvient de Three Miles Island puis de Tchernobyl ? Est-ce que les savants américains puis soviétiques n’étaient pas, eux aussi, sûrs de leurs techniques ? Et où sont donc, ceux qui, en France, en 1986, assuraient que la radioactivité ne présentait aucun réel danger pour les populations ou qu’elle était négligeable ? Permettez-nous de penser, six ans plus tard, que ce ne sont pas leurs légumes qui portent la mort, et que ce ne sont pas leurs enfants qui naissent avec, dans leur corps, les stigmates d’un cataclysme radioactif.

Et nous pensons à vous, Michalon si justement prénommé Vital, vous qui nous avez quittés, un beau jour de juillet 1977, parce que vous vous opposiez à la folie suprême, à cette machine à poison qui ne peut que produire davantage de poison, à ce surgénérateur dont la reprise menace sans cesse. Après vous, aussi forts que vous, puisant dans votre souvenir plus de force, nous réclamons l’arrêt définitif de l’usine de Creys-Malville.

Mesdames et Messieurs, chers amis, ne nous laissons pas acheter. C’est par des fêtes somptueuses que les puissants veulent parfois séduire, puis soumettre les humbles. Nous tenons le bon cap, partout dans le monde, le nucléaire a du plomb dans l’aile ! Demain, quoi qu’il advienne, la centrale de Cruas fermera. La durée de vie normale d’une centrale est d’environ 25 ans. Elle en a encore pour une dizaine d’années, un peu plus, un peu moins. D’ici là, il faut qu’elle tourne le moins possible afin qu’elle produise le moins de déchets possibles. Il faut que les énergies nouvelles prennent leur place, le plus tôt, et le plus complètement possible. C’est ainsi que débarrassés du cauchemar nucléaire, nous bâtirons ensemble une vallée du Rhône prospère et dynamique, avec tous ceux qui voudront participer à notre effort.

Le nucléaire avec ses centrales, ses déchets, ses bombes et ses martyrs, ne sera jamais que l’avenir de ceux qui n’en ont pas eu d’autre.

Je vous propose maintenant, Mesdames et Messieurs, d’observer une minute de silence  à la mémoire de Vital Michalon et de toutes les victimes civiles de l’industrie liée au nucléaire civil ».

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