Pour une voix de moins

C’était au printemps 2008 et je conduisais alors une liste pour les élections municipales. « Un nouveau souffle pour Joyeuse ! », un nom prédestiné tant la campagne électorale allait se révéler particulièrement décoiffante. De mon côté, j’étais bien déterminé à ce que cette quatrième candidature à des élections municipales, qui plus est dans ma commune de résidence, soit la der des ders ! Celle ou ça passe, ou ça casse. Un des collègues de campagne l’avait rappelé : « Surtout, ne négligez aucune procuration. Chaque voix compte dans une bataille électorale ». « Oui oui, avais-je déclaré. J’en ai une de ma cousine de Paris ». Une cousine qui vivait à mi-temps à Joyeuse. Mais encore fallait-il qu’elle se rende au commissariat de son arrondissement et moi à la gendarmerie.

Depuis l’automne 2007, la campagne avait été menée tambour battant autour d’un programme municipal ambitieux: réunions de quartiers, consultations avec sondages en porte-à-porte, publication d’une lettre d’information bimestrielle, tractages systématiques tous les quinze jours… Une campagne jamais faite et jamais vue dans ce bourg ardéchois, une campagne « à l’américaine » et en total décalage avec la sociologie électorale du village, critiquaient nos adversaires ! Le maire sortant, qui passait la main à son dauphin après 25 années de règne, ne donnait pas un seul élu à notre liste.

« Pierre, ton profil d’écolo poète aventurier, risque de ne pas passer auprès des électeurs. Il faudrait que nous fassions une campagne de communication pour mieux expliquer qui tu es et quelle fut ton action politique passée ? » me suggéra un colistier. Je m’y refusais catégoriquement, le dynamisme et la qualité de la campagne parlaient pour moi. « Ne reconnaît-on pas un arbre à ses fruits et non à ce que les médisants en médisent ? ». J’avais été un élu local dans le Nord, un élu communautaire dans le Sud et un Conseiller régional de l’Ardèche, de 1992 à 1998, qui n’avait pas ménagé sa peine pour faire bouger le pays. Je n’avais donc ni à rougir de mon passé ni de mon style. « Bon, bon comme tu voudras. N’oublie pas ta procuration ». Oui oui, j’y pense. Il m’énervait, celui-là. De toute façon, la victoire allait passer largement, ou pas du tout, et l’échec ne me faisait pas peur car il y avait belle lurette que les questions d’amour propre avaient été reléguées au vestiaire de mes désillusions électorales. Depuis 1986, avec mes multiples candidatures aux scrutins de la République, j’avais eu le temps de méditer sur le problème de l’échec électoral. Et puis qu’à cela ne tienne, l’essentiel était de participer au débat car politiquement celui qui ne parlait pas n’existait pas.

Trois listes étaient en compétition, celle adoubée par le maire sortant que les commentateurs locaux donnaient gagnante car constituée de « machines à voix » locales, c’est-à-dire des notables et représentants des grandes familles joyeusaines, « celles qui tiennent le scrutin » affirmait-on. Une deuxième liste dissidente de la première emmenée par un déçu de l’ancien régime s’était constituée. Et puis la nôtre, l’outsider dont bien peu de personnes aurait parié un euro sur les chances de succès. Quinze jours avant le scrutin, les listes se font connaître. Stupéfaction, la liste des sortants, que nous voulions sortir, présente ses noms et parmi eux une très grosse machine à voix, pourtant strictement inéligible car directeur de l’hôpital local et surtout du foyer résidence pour personnes âgées, donc salarié de la mairie. La sous-préfecture confirme l’illégalité de cette candidature mais ne peut rien faire car le contrôle s’effectue a posteriori de l’élection et non avant le scrutin, m’explique-t-on. Elle invalidera juste son élection, obligeant les électeurs à venir revoter pour un seul siège six mois après le scrutin mais le mal aura été commis !… J’enrage contre ces pratiques dignes d’une république bananière. Une candidature parfaitement inéligible peut donc entacher la sincérité d’un scrutin mais la loi n’a pas prévu d’empêcher un tel cas de figure.

Le premier tour se déroula le dimanche 9 mars et ô surprise, les pronostics du maire sortant (qui prévoyait l’élection dès le premier tour des trois-quarts de « sa » liste) furent balayés. Il y avait un ballotage pas du tout favorable pour eux, les traditionnelles machines à voix semblaient enrayées. L’entre-deux-tours fut saignant avec tractages virulents, invectives, noms d’oiseaux et dépôt de plainte en gendarmerie. Les trois listes se maintenant au second tour, le suspense fut grand lors du dépouillement qui se déroula dans une ambiance électrique, le dimanche 16 mars 2008. On compta, on recompta, la partie paraissait gagnée, le « Nouveau souffle » balayait ses adversaires en remportant 10 sièges sur 15 ! Un suspense subsistait toutefois – scrutin par panachage oblige – pour le 15ème siège qui opposait dans un score très serré l’auteur de ce livre et leader de la liste gagnante à… Monsieur le directeur de l’hôpital ! Durant les dix minutes précédant la proclamation officielle, j’avais été donné gagnant sur cette 15ème et dernière place. Pendant dix minutes, je m’étais senti maire de la commune, ressentant physiquement le poids des responsabilités futures. Mais brutalement, le vent de l’histoire tourna en ma défaveur. Une erreur s’était glissée à la table qui centralisait les résultats et en définitive c’était bien mon adversaire qui l’emportait sur moi pour… une seule petite voix ! Immédiatement je repensai à la fichue procuration de ma cousine de Paris que j’avais négligemment oubliée.

Paradoxe de cette élection avec scrutin de panachage, aucune des trois têtes de liste n’était élue. « La démocratie est un mauvais régime mais je n’en connais pas de meilleur » disait Churchill. Le numéro deux de ma liste devint maire, pressenti au départ pour devenir l’adjoint aux finances en raison de ses qualités de prudence et de sa réserve comptable naturelle qui devait tempérer mon caractère jugé trop entreprenant voire risque-tout. L’avenir de la commune allait donc être prudent et réservé. Sur 1195 voix inscrites, il m’en avait manqué une. La presse locale titrera : « Courouble le gagnant battu ». Durant l’année qui suivit, j’ai dû recroiser une bonne centaine de fois cette fameuse voix qui m’avait fait cruellement défaut. Chez mon voisin qui avait laissé passer l’heure de clôture du scrutin. Chez le mari d’une colistière qui avait eu la flemme de se déplacer. Chez une vieille amie bienveillante qui ne voulait pas que mon jeune couple soit exposé à l’ingratitude du mandat. Et même chez quelques-uns de mes adversaires, démocrates dans l’âme, qui m’affirmèrent la main sur le cœur qu’ils auraient ajouté mon nom à leur bulletin de vote s’ils avaient su… Je n’osai jamais leur avouer que cette voix manquante avait été surtout celle d’une grosse négligence de ma part.

Bêtise, acte manqué ou clin d’œil du destin ? Aujourd’hui, je me plais à penser que cette petite voix manquante était en fait la voie d’un ange gardien, soucieux de réorienter mon destin. Car il est vrai qu’en mettant un terme à 25 années de militance politique, ma destinée allait prendre désormais une tout autre direction. Le politique allait clairement céder la place à l’artistique et l’acteur militant se tourner vers d’autres scènes : le théâtre, le cinéma, l’écriture, la réalisation… Et Dieu sait que la rencontre des lecteurs est tellement plus gratifiante que la quête des électeurs ! Alors merci la voix manquante qui fut la voie de mon destin.

 

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