.

Merci révolutionnaire Boissel !

Il est des rencontres qui marquent un tournant dans le cheminement de l’existence. Par une curieuse facétie du destin, la découverte de la vie et de l’œuvre de François Boissel marqua une réorientation assez radicale de mon parcours personnel et professionnel. Ce siècle n’avait qu’un an et j’étais alors un ancien élu local et régional qui s’apprêtait à reprendre du service en Ardèche méridionale. Sur la commune de Joyeuse, j’œuvrais à la création d’un  musée historique qui ambitionnait de valoriser la richesse patrimoniale de cette cité ducale afin de diversifier l’offre en matière de tourisme culturel.

Le maire de l’époque, Jacques Lacour, me parla d’un natif de la commune, obscur révolutionnaire tombé dans l’oubli mais dont Jaurès parlait avec enthousiasme, il s’agissait d’un certain Boissel, auteur d’un « Catéchisme du genre humain ». Nous étions aux débuts de l’Internet et je consultai le sujet sur le web pour ne rien trouver sauf quelques références sur des sites de librairies spécialisées dans la vente de livres anciens à Paris, Barcelone ou Amsterdam. Je me souviens notamment d’un exemplaire original du Catéchisme du Genre humain vendu à Lyon pour 3500 €. Visiblement, si le personnage était peu connu ou reconnu, il était très apprécié des spécialistes collectionneurs. Je lus Jaurès, me procurai une copie du Catéchisme et là, je tombai sous le charme. La vie, l’œuvre et le parcours de Boissel en pleine Révolution me fascinaient.

J’en parlai à un ami, historien ardéchois, Michel Riou. Celui-ci reconnut l’intérêt philosophique et historique du personnage mais il était actuellement sur d’autres projets d’écriture et n’avait pas le temps d’investiguer sur le sujet. « Désolé, Pierre, mais je n’ai vraiment pas le temps en ce moment  avec mes livres en cours d’écriture» s’excusa-t-il. N’ayant pas rencontré de retours positifs chez d’autres historiens locaux, je décidais de me coller au sujet. Paris, la Sorbonne, les Archives nationales, la Bibliothèque nationale, je me prenais de passion pour ce personnage hors du commun. Précurseur du socialisme, de l’écologisme, de la laïcité, du féminisme. En trois années de recherche et de découvertes, ma conviction est faite, il fallait et je voulais faire sortir François Boissel de cet oubli historiographique et lui rendre justice. J’avais été frappé par une idée exprimée par lui dans ses correspondances conservées aux Archives nationales à propos du théâtre. Il voyait dans ce genre « le moyen de toucher l’opinion et de porter les idées des Lumières ». Il avait raison, sa vie romanesque et sa pensée d’une incroyable intemporalité, devaient être mises en scène !

Je contactai un ami dramaturge ardéchois, Roger Lombardot, qui trouva également le sujet très intéressant mais, comme Riou, il déclina l’offre. « Désolé Pierre mais je suis totalement absorbé par ma nouvelle création théâtrale ». Bon, ben, qu’à cela ne tienne, je me résignai donc à prendre ma plume pour écrire en 2004 et pour la première fois de ma vie un docudrame : Citoyen Boissel. Je publiai l’ouvrage à compte d’auteur dans un cercle de diffusion plutôt restreint pour ne pas dire confidentiel. Deux ans plus tard, alors que je publiais, toujours à compte d’auteur, Joyeuse la légende, une ancienne enseignante de la Sorbonne, Françoise Tardieu, eut le manuscrit entre les mains. Après l’avoir lu, elle s’enthousiasma pour le sujet et m’encouragea à chercher un éditeur pour le publier. Elle me suggéra de l’adresser à Jean Ferrat. Je n’y croyais pas trop, Ferrat n’avait jamais accepté de signer la moindre préface de livre même pour ses proches amis avec lesquels il jouait aux boules lyonnaises sur la place d’Antraigues. Je me risquai tout de même à lui faire parvenir mon tapuscrit sans grande conviction. Et, ô divine surprise, quatre mois plus tard, c’était le 12 juillet 2006, mon téléphone-fax sonna et devant mes yeux écarquillés, se déploya le texte d’une préface signée de Jean Ferrat. Un court texte où il concluait : « Cet homme est proche de moi, avec ses enthousiasmes, ses doutes, ses rêves, présent et fraternel, il mérite sa place à nos côtés ». Un mois après cet envoi, les Presses du Midi m’accordaient un contrat d’éditeur pour la parution de Citoyen Boissel.

Devenu « historien local de la Révolution » pour cause de « Boisselisme », l’enseignant que j’étais évoluait en écrivain et conférencier. S’ensuivit une période de dédicaces et conférences avec la réédition de quatre livres de Boissel puis la publication de L’énigme Boissel, un ouvrage de synthèse qui sera salué à Paris par le Cercle d’études babouvistes puis par la Société des Études Robespierristes. Cette dernière me proposant d’entrer dans sa société grâce au parrainage des historiens Claude Mazauric et Hervé Lauwers. Progressivement, l’idée d’adapter à la scène « Citoyen Boissel » s’imposait à moi et c’est en 2009, à la faveur d’une rencontre avec Blandine Belghit, une talentueuse actrice d’Annonay, que le projet allait devenir réalité. Séduite par le concept théâtral, elle me fit rencontrer Jean-Richard Wagner, acteur et metteur en scène ardéchois, susceptible d’incarner le rôle de Boissel. Après deux ou trois séances de travail, ce dernier, déjà pris par d’autres activités théâtrales, renonça finalement au rôle. « Désolé Pierre Antoine, mais il y a trop de texte et je n’aurai pas le temps ». Il accepte cependant d’assurer une direction d’acteurs sur cette pièce dont Blandine construisit la mise en scène. « Mais pourquoi ne ferais-tu pas le rôle, toi qui connais par cœur sa vie ? Je te formerai. » me lança comme en défi la metteur en scène.

En décidant de jouer et d’incarner sur scène le personnage de mon livre, je franchissais un nouveau pas décisif dans mon cheminement personnel. L’acteur de la scène politique allait  se muer en acteur de scène de théâtre ! Rôles très voisins, diront certains. S’ensuivirent deux  années de labeur sur scène afin d’offrir un spectacle qui se voulait de qualité. Des  centaines d’heures de travail sous la direction d’acteur de Jean-Richard (intonation, diction, regards, gestuelle, déplacements, émotions) et tout autant avec Blandine Belghit pour la mise en scène et le travail sur l’univers des personnages. Un travail qui finit par aboutir à une pièce de 90 minutes qui allait partir en tournée sans discontinuité dans les années qui suivirent impliquant plusieurs actrices successives dans le rôle principal féminin : Laetitia Rodier, Charlotte Duthoy, Magali Riffart…

L’aventure artistique Boissel n’allait pas en rester à la scène théâtrale mais connaître un nouveau développement dans le septième art, cette fois. En 2007, l’éditeur des Presses du midi m’avait transmis un courrier de Costa Gavras qui me remerciait pour mon travail de mémoire en faveur du révolutionnaire ardéchois qu’il portait manifestement en estime. L’année suivante, un réalisateur travaillant pour ARTE, Philippe Nahoun, vint à Joyeuse. À l’occasion du 14 juillet où la municipalité rebaptisait la route nationale en Avenue François Boissel, il tourna un documentaire de 52 mn « Le discours oublié » pour le compte de l’association « Culture et Patrimoine en Pays Joyeusain ». Film qui fut projeté en juillet 2008 lors d’un colloque sur Boissel organisé en partenariat avec la Libre Pensée ardéchoise et le Cercle d’études babouvistes de Paris. Le réalisateur de ce film, qui fut diffusé par DVD, était séduit par l’idée d’une fiction sur Boissel à la condition qu’il trouve une production. Mais le temps passa et rien ne se concrétisa : « Désolé Pierre, etc… », je connaissais l’antienne.

En 2010, l’association « Cercle Boissel » qui s’était créée décida de réaliser en autoproduction une fiction long métrage Boissel adaptée de la pièce. Le dramaturge débutant devint donc scénariste dilettante et toute une équipe d’amateurs passionnés renforcée par des professionnels bénévoles et des acteurs de la FNCTA se mobilisèrent en 2010-2011. Une jeune réalisatrice pressentie pour cette aventure un peu folle ayant jeté l’éponge dès la première journée de tournage, il fallut s’improviser réalisateur en même temps qu’acteur, une vocation nouvelle venait de naître… Après bien des vicissitudes, le film sortit en 2012 et connut une diffusion en salles privées, sur support DVD et se trouve aujourd’hui en visionnement gratuit sur Youtube.

Cette aventure humaine qui avait mobilisé tout le village natal de Boissel, déboucha sur la naissance d’un festival du film atypique à Joyeuse et en Ardèche, le « Festival du film Artisanal et Audacieux » qui faillit bien s’appeler « festival du film sans le sou » ! Dans le cadre de ce festival, Jean-Pierre Mocky découvrit en juillet 2014 le film Boissel. Le concept scénaristique le séduisit et il décida de l’adapter avec des moyens professionnels dans une nouvelle version cinématographique et scénaristique impliquant un Boissel contemporain sous les traits d’un SDF lyonnais. Une boîte de production soutenait le projet qui devait se concrétiser en 2019-2020. « Désolé Pierre » m’annonça Michel Coste, un ami ardéchois, coproducteur du projet, lorsqu’il m’annonça le 8 août 2019, que Mocky venait de lancer le clap de fin du film de sa vie. Le projet sera-t-il repris plus tard par un autre ? Peut-être, et puis qu’importe. Car non, il n’y a pas à être désolé car moi en tout cas je ne le suis pas. À cause, ou plutôt grâce à François Boissel, j’ai évolué de la politique à la recherche et à l’écriture historiques. Toujours grâce à lui, je suis né à l’écriture dramaturgique puis scénaristique et même à la mise en scène, au cinéma et au jeu d’acteur. Sans lui, vous n’auriez pas le livre de l’écrivaillon ardéchois que je suis devenu entre les mains.

François Boissel dont on n’a jamais retrouvé ni la tombe, ni l’acte de décès, que ce soit dans les archives municipales de Joyeuse, les archives départementales de Privas, ou les  archives nationales à Paris, a probablement fini anonymement dans une fosse commune, oublié de ses contemporains. La musique comme le nom de Vivaldi furent également très vite oubliés après la mort du compositeur italien en 1741. Elle n’a retrouvé de l’intérêt auprès des érudits du XIXème siècle qu’à la faveur de sa redécouverte par Jean-Sébastien Bach. Mais la véritable reconnaissance aura lieu durant la première moitié du XXème siècle, grâce aux travaux de musicologues, l’implication de musiciens de renom et l’enthousiasme de quelques amateurs éclairés. Jaurès sera-t-il le Jean-Sébastien Bach de François Boissel ? Soboul, Ioannissian, Rosemberg, Makoto Takahashi, Philippe Delaigue les érudits de renom ? Et Jean Ferrat ou encore Jean-Pierre Mocky, les enthousiastes éclairés de la cause boisselienne ? Demain, son œuvre maîtresse Le Catéchisme du genre humain comptera-t-elle parmi les plus populaires de l’historio-bibliographie révolutionnaire, tout comme les Quatre Saisons compte aujourd’hui parmi les œuvres les plus populaires du répertoire classique ? Les prochaines décennies le diront mais d’ores et déjà, le rêve de Boissel est plus que jamais bien vivant aujourd’hui. Des étudiants s’emparent du sujet pour des mémoires de Master 2 et des thèses, il inspire et continuera d’inspirer des passionnés de théâtre, de cinéma ou d’histoire. Et cadeau suprême, sa géniale folie nous fait rêver d’un monde meilleur.

Alors, merci François…

_____________

.