.
Mon Attrape-Salinger…
.
(suite article du blog sur Jack London)
Nous venions de finir le tournage d’une scène sur une plage de San Francisco avec un magnifique coucher de soleil sur le Golden Gate. Il y avait un vent frisquet et malgré une eau glaciale, notre caméraman, véritable samouraï de la photo, n’avait pas hésité à mouiller la chemise ou plutôt le pantalon pour faire trempette et saisir LE plan magnifique de la séquence. Celui où Charlotte assise sur la plage lisait Martin Eden, pieds nus et cheveux au vent, malgré la fraîcheur de la température. Et en arrière-plan, se dessinait de dos sur une jetée battue par les vagues, la silhouette stoïque de Jack qui fixait à la fois l’océan et le crépuscule naissant. Rushes dans la boîte, alors que nous nous séchions sur le parking et changions de tenues, un homme et une femme, qui tenait en laisse un chien, passèrent non loin de nous. Cette dernière nous avait entendus parler et revint sur ses pas pour nous demander notre origine. Elle se présenta comme une francophone francophile qui avait fait des études à Paris. Et c’est là que nous fîmes la connaissance de Joyce Maynard, écrivaine américaine, qui fut la maîtresse, et compagne de vie pendant un an, de l’écrivain Jérôme David Salinger lorsque celui-ci avait 53 ans et qu’elle était une jeune étudiante de 18 ans à l’université de Yale. J D Salinger, une autre icône de la littérature américaine, pourtant auteur d’un unique best-seller, l’un des plus grands succès néanmoins de l’édition mondiale, L’Attrape-cœurs paru en 1951 et qui raconte l’errance new-yorkaise d’un adolescent en fugue après avoir été viré de son collège à la veille de Noël.
Le contact avec Joyce Maynard devint immédiatement amical. Le soir de notre rencontre, nous partagions une table au restaurant Indian Oven et quelques jours plus tard, nous étions invités à une garden party dans sa villa californienne. On s’était offert et dédicacé l’un à l’autre, des livres. Je lui offris L’énigme Boissel et Wood for wood qui traînaient dans ma valise, et elle me dédicaça son dernier livre récemment traduit en français, Et devant moi, le monde, un ouvrage autobiographique où elle décrivait précisément sa relation amoureuse et surtout douloureuse avec l’écrivain culte. Par politesse ou réel intérêt, elle se montrait autant à l’écoute de ma passion pour Jack London, Boissel et autres bombes en bois, que de mon côté, je l’assaillais de questions sur ce fascinant Salinger qu’elle avait pu étudier de très près.
Salinger, un écrivain mythique et mystérieux dont le parcours personnel me fascinait bien plus que son œuvre littéraire qui n’était pas, pour moi, celle d’un auteur majeur. Salinger m’intéressait aussi parce qu’il était l’exact opposé d’un Jack London qui rechercha toute sa vie la lumière. Appelé sous les drapeaux, ce soldat de la 4e division d’infanterie américaine, qui finit sergent, avait vécu le débarquement de Normandie, libéré Paris, connu la bataille des Ardennes et avait été l’un des premiers soldats à entrer dans Dachau. Soigné après guerre pour des troubles de stress post-traumatique, il retourna à la vie civile et se consacra à l’écriture. Et alors qu’il réalisait son grand œuvre littéraire, il se mit à fuir les médias, le monde de l’édition et les curieux de tout poil. Une forme de repli autistique qui me rappelait celui de Bobby Fisher, le génial joueur américain des échecs, qui disparut totalement de la circulation, fuyant journalistes et tout joueur d’échecs lorsqu’il devint champion du monde en 1972. L’année précisément où Joyce Maynard connut Salinger qui s’était retiré depuis une vingtaine d’années dans sa demeure isolée du New-Hampshire. J’étais très curieux de connaître la réalité quotidienne de ce géant malgré lui de la littérature américaine qui s’était transformé en ermite sauvage. Était-il devenu mystique ? Quel était son mode de vie ? Quelles discussions entretenait-il avec elle ? Avait-il complètement renoncé à écrire ?
Elle m’apprit qu’il menait effectivement une vie de reclus dans un petit ranch accroché sur une montagne, une maisonnette en bois de quatre pièces avec une belle terrasse avec vue imprenable sur le Mont Ascutney. Fuyant tout contact extérieur, il s’était passionné pour l’hindouisme vedanta et le bouddhisme zen, converti au végétarisme, à l’acupuncture et l’homéopathie. Était-il passionné ou converti au zen ? Elle n’aurait su le dire tant il restait énigmatique et peu bavard. Il récitait parfois des prières dans une langue étrangère qui aurait pu être du sanscrit ou du japonais, elle n’aurait su le dire. De fait, sa vie quotidienne était devenue quasi monastique, il méditait tous les jours pendant des heures, déjeunait très frugalement de fruits secs et de légumes cuits. Il effectuait, l’après-midi, toujours la même promenade. Le soir, sa distraction favorite était de projeter des films sur un projecteur 16 mm, notamment ceux d’Hitchcock qu’il adorait. Sa deuxième distraction consistait dans sa Jeep qu’il menait comme un fou sur les petites routes du New Hampshire. Sinon une vie de moine reclus mais le vœu d’abstinence en moins, car la jeune Joyce ne connut jamais l’épanouissement en ce domaine, versant souvent des larmes sous les draps. Une relation éprouvante à laquelle Jerry, comme elle le surnommait, mit un terme cruellement, du jour au lendemain, sans jamais lui donner la moindre explication, comme on se débarrasse d’un jouet.
Mais alors, lui qui ne publiait plus rien depuis le début des années 60, avait-il définitivement renoncé à l’écriture ? Et c’est là que la réponse de Joyce Maynard me désarçonna : tout au contraire, Salinger consacrait chaque jour la moitié de son temps à son travail comme il l’appelait, c’est-à-dire écrire dans son bureau toujours fermé à clef. C’est ainsi que, selon elle, Salinger aurait écrit pendant toutes ces années de nombreuses nouvelles et plusieurs romans, au moins deux en 1972 dont elle aurait vu les tapuscrits. Elle me précisa même que l’un de ces romans se déroulait durant la Seconde Guerre mondiale. Un nombre de romans qui seraient passés à une quinzaine trente ans plus tard. Je n’en croyais pas mes oreilles. Mais que faisait-il donc de ses écrits ? « Il les enfermait dans une armoire blindée, une petite chambre forte qu’il avait fait faire dans l’annexe de son bureau ». J’hallucinais. Ce mythe de la littérature américaine écrivait des livres pour les enfermer dans un coffre fort afin que surtout personne ne puisse les lire !… Quelle explication donnait-elle à ce comportement qui s’apparentait à de la folie ? Elle n’avait pas d’explication rationnelle et son attitude, notamment à son égard, resta pour elle un mystère non résolu. Elle me cita juste une phrase tirée de L’Attrape-cœurs qui aurait pu, aussi bien, résumer sa personnalité que constituer un koan zen : Si j’étais pianiste, je jouerais enfermé dans un placard.
Suite à cette rencontre, l’énigme de la personnalité de Salinger devenait, à mes yeux, encore plus fascinante. Je m’imaginais revenir aux États-Unis pour aller à Cornish, le village du New Hampshire où il vécut la plus grande partie de sa vie jusqu’à sa mort. Enquêter auprès du voisinage, retrouver sa trace et essayer de comprendre. Platon disait qu’il y avait deux voies d’accès à l’immortalité : la procréation et la création. De son côté, le philosophe Michel Foucault définissait la folie comme absence d’œuvre. Qu’aurait-il dit alors d’un créateur, un artiste ou un écrivain qui refusent que leurs œuvres passent à la postérité ? Refuser qu’il y ait un destin à des œuvres, même posthume, c’est refuser le statut d’œuvre à ce que l’on vient d’écrire ou d’engendrer. Une œuvre créative commence à exister quand on est au moins deux. Imagine-t-on Mozart écrire Les noces de Figaro ou Beethoven la 5ème symphonie pour ensuite l’enfermer dans un tiroir ou le mettre au feu ? Quelle était donc cette forme de rétention ou de négation du statut de l’œuvre par l’auteur lui-même ? Une forme d’onanisme morbide de la créativité ? Ou peut-être, une forme de confession secrète, d’auto-thérapie ? Il est vrai que Salinger avait connu le traumatisme des premiers soldats qui découvrirent l’horreur des camps d’extermination.
Sur le chemin du retour, ou plutôt sur le vol du retour des États-Unis, nous eûmes une très longue attente à Washington entre deux correspondances aériennes. J’en profitai pour pianoter sur le clavier de mon portable et mettre de l’ordre dans mes idées et mes projets. Je me sentais tiraillé entre trois univers totalement distincts, celui de Jack London tout d’abord dans lequel nous nous étions immergés durant de longues semaines. Celui de l’aventure humaine totalement rocambolesque de ce tournage qui m’offrait la matière et l’inspiration pour écrire un road-movie désopilant relatant l’aventure d’une bande de compères vidéastes ardéchois partis à la conquête de l’Amérique. Et enfin, fort de ma rencontre avec Joyce Maynard, j’avais l’envie d’écrire un roman ou de faire un film sur ce singulier écrivain, maudit par lui-même.
Revenu à Joyeuse, après un temps de réflexion, je décidai de réunir finalement ces deux derniers projets pour n’en faire qu’un. Écrire le scénario d’une comédie qui aurait pour sujet la quête de cinq vidéastes et acteurs amateurs ardéchois, désœuvrés et fauchés, mais prêts à s’embarquer pour les States et suivre le projet déraciné d’un apprenti réalisateur, Don Quichotte, égaré du 7ème art, qui réussit à les convaincre que la gloire cinématographique se trouvait au bout du tournage d’un documentaire sur les traces du grand J D Salinger grâce à la médiation de l’écrivaine Joyce Maynard. À la poursuite de Salinger était né. Pour écrire le scénario en 2012, j’allais bénéficier de l’aide précieuse d’un diplômé d’école de cinéma, Gildas Jaffrennou. Un prof de cinéma, script-doctor, qui contribua significativement à ce que ce film ne soit pas un simple road-movie en mode running gags mais une histoire construite avec un deuxième scénario plus intimiste intégré dans celui de la folle équipée. La collaboration avec Gildas fut non seulement productive mais agréable. C’était la première fois que je partageais en duo un travail d’écriture. Le scénario fit l’objet d’une lecture publique en Ardèche, qui fut enregistrée le 18 janvier 2013, et l’été de la même année, plusieurs séquences du film furent entièrement tournées afin de promouvoir notre projet auprès de boîtes de production parisiennes. Hélas, comme pour Boissel ou Jack London, le projet ne rencontra jamais l’oreille des professionnels du cinéma. Reste de cette belle aventure créative un livre scénario publié et disponible ainsi qu’une vidéo en forme de symphonie inachevée accessible sur le net, merci Youtube.
Finalement, avec tous mes films qui ne rencontrèrent jamais que la visibilité obscure d’une poignée de clics sur le Net, je finissais avec le temps par me trouver dans le miroir un profil assez romantique, de type précisément Salingérien. Le profil d’un écrivaillon, cinéasteur, ardéchois qui aurait fait sienne cette déclaration du maître ermite de Cornish : L’anonymat de l’obscurité, ou, si l’on préfère, l’obscurité de l’anonymat, constitue pour un écrivain l’un des biens les plus précieux (…) Il y a une tranquillité merveilleuse dans le fait de ne pas publier. (…) La publication est une terrifiante invasion de ma vie privée. J’aime écrire. J’adore écrire. Mais je n’écris que pour moi et mon bon plaisir.
Salingérien malgré moi, je vous confesserais, ami lecteur, que j’adore écrire certes, mais qu’un plaisir partagé avec vous, là, en ce moment précis, où vous me tenez dans le regard de vos mains, a tout de même tellement, tellement plus de saveur, qu’un plaisir solitaire.
Adieu Monsieur Salinger et merci Jack de m’avoir donné des rêves à rêver.
___________________